En bon snobinard musical solide sur mes appuis, j’entretiens un rapport ambivalent, complexe même pourrais-je dire, avec Boomkat. C’est comme un principe, voire un axiome : une sortie du site-distributeur-prescripteur préféré des buveur·euses de vins de macération (ou de pèt-nat’, même s’il paraît que ça devient ringard) va me parler ou au moins m’intriguer, déjà par l’humeur et l’ambiance qu’elle charrie. En réponse à cette inéluctabilité, je vais rapidement ménager une distance de sécurité entre cette même sortie et moi-même. Pour moi, la certification boomkat marche en fait un peu comme une anti-AOP qui, sans aller jusqu’au boycott, va m’amener à être plus exigeant plutôt que de foncer les yeux fermés, justement parce que naturellement j’y foncerais les yeux fermés. Il y a bien sûr là dedans une petite réponse épidermique au côté quasi-institutionnel de la chose et à son bon goût systématique ; ma foi pas si inébranlable dans le musical comme singularité cultivée et chérie se trouve bousculée et apparaît alors dans tout son ordinaire. Le mieux pour mon ego, c’est que la correspondance ne se fasse pas, et c’est d’ailleurs pour cela que je ne consulte que très rarement, si ce n’est jamais, l’abondant site du détaillant en ligne. Et malgré tout, quand la pochette et le design, le titre et son concept, les artistes impliqué·es, tout cela crie BOOMKAT très fort, je le décèle comme un truffier. J’accole alors à ce malheureux mais très soigné album une étiquette sans même en avoir écouté un son, et me retrouve, tel mon bourreau, à moi aussi généraliser.
Je sais que je ne suis pas seul, que le monde est peuplé d’irréductibles faux·sses rebelles mais vrai·es grincheu·ses, que le seul remède est d’accepter qu’il n’y a pas que de la musique en jeu ici, comme toujours ; que ce que l’on cherche c’est exister, résister aussi pour citer de très loin France Gall, et puis porter un certain modèle de communauté que malheureusement boomkat ne peut pas nous apporter, avant tout car son projet, honorable et auquel je n’ai rien à redire, est de vendre des disques. Au final, je crois que ce qui résume le mieux mon rapport au site, c’est que mon dernier album y soit disponible.
Boomkat, avant de devenir le temple discologique online que l’on connaît, était un magasin physique appelé Pelicanneck (qui déjà montrait une belle présence en ligne), dont le personnel a monté le label Modern Love, lui-même agrémenté d’une branche, nommée DDS, gérée par le duo Demdike Stare. DDS peut tout particulièrement tenir lieu de patient zéro manifestant l’intégralité des symptômes propres à la charte subtile et kinky de l’organisme susmentionné. Suivant les évolutions esthétiques mais aussi la carrière du duo formé par Miles Whittaker et Sean Canty, DDS a sorti de sacrées bastos, signées par le groupe mais aussi par Micachu, Equiknoxx, Jim O’Rourke ou Iuke. Mais le plus boomkatesque de toustes les artistes de ce label, son emblème presque, c’est Shinichi Atobe. Auteur d’un unique et parfait maxi sur Chain Reaction en 2001 avant de disparaître puis de ressurgir du néant treize années plus tard, extirpé par nos deux pugnaces anglais, ce mystérieux producteur de house deep et dub transcende sa condition. Sa musique se noue sans problème avec le narratif et l’aura stylistique qui l’enrobe, finement travaillé, depuis Manchester j’imagine ; même moi, je ne peux nier le cool de ce qu’il fait, et ce, sur les 6 albums aiguisés qu’il a fourni à DDS. Le cas est éloquent : la symbiose entre le baléarisme select mais concret du musicien et la versatilité faussement détachée du label est juste évidente, tout comme l’esthétique « tournant de siècle » qui en résulte. Je suis à deux doigts de lancer, un peu comme ça à la volée, tel un Franz-Olivier Giesbert du web, que cette alliance fonde quelque chose, je ne sais pas exactement quoi, mais en tout cas emplie d’une nostalgie langoureuse.
Mon enthousiasme pour ce genre de son, sans être réellement surprenant (moi aussi j’aime bouger les pieds et les grandes émotions !), s’enracine dans une rencontre non pas en contexte dansé, mais dans une situation de grande vulnérabilité, à savoir la sieste, et avec l’album le plus chaud du musicien de Saitama, littéralement : Heat. La sensation de torpeur, d’irradiance démesurée menant parfois à la fièvre que je garde de cette écoute jusqu’à aujourd’hui le place tout à fait à part ; et malgré mes expériences passées avec la house, je crois que ce n’est qu’avec Heat que cette musique a pris chair en et pour moi. Et même si le cahier des charges est suivi à la lettre, rien ne prépare au tranchant caniculaire et aux basses de « Heat 2 », à la lourdeur écrasante de « Heat 1 » ou « Heat 3 », aux pianos gonflés de désir de « Bonus ». La chaleur est ambivalente ici, c’est une force, une saison, une brûlure, une ferveur, une émotion, elle n’est ni bonne ni mauvaise, mais agit sur le corps de l’auditeur. La sensation d’emballement et d’instantanéité qui se dégage de Heat, cet hédonisme véritable qui sonne comme une échappée, je n’avais pas réussi à le retrouver dans les autres sorties d’Atobe, enfin pas à ce niveau, jusqu’à ce que sorte cette année « Dub 6(six) ».
Ce morceau, construit autour d’une séquence d’un pointillisme moléculaire dense, nous permet d’appréhender l’espace « entre » les éléments mais aussi la myriade de jonctions entre ceux-ci, sans que je sache s’il s’agit d’une architecture pensée, de collisions aléatoires, de ma perception altérée par le retour obstiné de ce motif onirique. La charley fuit, le kick la retient, le sol se dérobe. L’outil est redoutable, aussi générique qu’efficace, j’ai l’impression d’avoir ressenti cet entraînement des centaines de fois, avec des plages anonymes la plupart du temps, même si me viennent les noms de Jovonn, DJ Sprinkles, Omar-S, ou même Kraftwerk dans un autre registre. Mais ici c’est différent.
Peut-être que ce qui me ravit tant dans cette musique, c’est la jonction équilibrée entre le commun et le singulier, sa manière de rendre la fonction gracieuse, l’air de rien. Et si je dois rajouter un petit quelque chose un peu osé et piquant, cela concernera la presque coïncidence homonymique du titre de ce morceau : « Dub 6 », c’est presque la même chose que Les Double Six, nom d’une formation parisienne de jazz vocal des années 1960, bien connue pour avoir enregistré avec Quincy Jones. Oui je capillotracte un peu, et il faut quand même bien plisser les yeux pour rapprocher la musique du groupe, qui ne me rend pas forcément gaga, de celle du producteur japonais ; et pourtant j’ai relié les points directement, le schéma est clair dans mon esprit. C’est la même sensation d’exaltation, de floraison excédentaire, de traction avant un peu fofolle, à soixante-quatre ans de distance. « La Course Au Rat » en particulier me fait cet effet. Bon OK c’est peut-être une lubie passagère, un bon mot à la rigueur, mais au moins ce qui est bien c’est que Boomkat ne risque pas tout de suite de vous vendre un coffret d’inédits du sextet français – même si cela arrivera sans doute un beau jour !