Vous allez avoir l’impression d’avoir toujours adoré Rod McKuen et sa voix de papa qui n’a pas d’enfants

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Tellement grand temps de parler de Rod McKuen. Rod, chanteur, auteur, compositeur et poète américain, né en 1933 en Californie et mort au même endroit en 2015. « Rod l’oublié » on pourrait l’appeler, « Rod le méprisé » aussi, par les élites qui moquaient sa simplicité d’écriture et son prétendu goût du kitsch, et semblaient hermétiques à la beauté de sa voix. Dingue d’avoir vendu des millions de disques (plus de 100) et de recueils de poèmes (plus de 60) et d’être aussi peu choisi aujourd’hui, aussi peu loué aussi.

Cher Rod, je voulais te dire que moi, j’adore t’écouter. Et chèr·es lecteurices, je voulais vous dire, si vous ne connaissez pas, ça vaut le coup que vous l’écoutiez aussi. C’est pour ça, j’ai choisi quelques morceaux au hasard d’une discographie fleuve pour vous en persuader.

D’abord, d’abord, et c’est normal, c’est même obligé : « Jean », un tube anglo-saxon qui n’est pas vraiment arrivé jusqu’à nous, mais qui faisait partie de la bande originale nommée aux Oscars que Rod McKuen a écrite et composée pour le film de 1969 intitulé The Prime of Miss Jean Brodie.

Le prénom disparaît dans la traduction française du titre et c’est ballot : Les belles années de Miss Brodie, sans doute on aura trouvé bizarre ce prénom masculin en français associé à une Miss, car oui Jean est une femme, la voix off de la bande-annonce du film résume un peu qui elle est par cette généralisation : « There’s a special kind of women who will always cause people to talk » (« Il y a une catégorie toute particulière de femmes qui fera toujours parler les gens »), un genre de présentation un rien surannée de cette femme qui enseigne à Edimbourg en 1932 et qui choque par ses engagements et ses relations sexo-sentimentales.

Le morceau qui parle du personnage commence avec une intro à cordes des plus classiques, comme tous les arrangements qui sont suivre d’ailleurs, rien d’original dans cette mélodie de ballade si ce n’est Rod McKuen lui-même, Rod-le-tout-en-tendresse qui nous chante « Jean » avec cette voix si peu, cette voix si beaucoup, une voix qui sussure-caresse en tout cas et qui déclame avec douceur :

Jean, Jean,
Jean, you’re young and alive!!
Come out of your half-dreamed dream
And run, if you will to the top of the hill
Come into my arms, bonnie Jean

Jean, Jean,
Jean, tu es jeune et vivante !
Sors de ton rêve éveillé
Et cours, si tu veux, jusqu’au sommet de la colline
Viens dans mes bras, ma belle Jean

Et on entre dans l’écriture sans fioritures de Rod McKuen, celle que beaucoup de critiques ont décriée, puisque simplicité et facilité sont souvent confondues. Il a, par exemple, été appelé le « non-poet » (le non poète) par Karl Kaspiro en 1968. Moi pourtant, j’y vois du Robert Burns, de la poésie bucolique écossaise avec cette colline qu’on dévale d’amour et d’eau fraîche. J’aime les répétitions, les redondances, ce prénom prononcé dans toute sa tonicité tendre en anglais qui lui donne des airs de démon de contes moyen-orientaux : Djinn/Djinn/Djinn. Ça enchante. En 2012, Gene (un autre Djinn, tiens donc…) WEEN aka Aaron Freeman du fabuleux groupe canadien WEEN a fait tout un album des reprises de Rod McKuen appelé Marvelous Clouds, et sa reprise de « Jean » est sublime, s’il fallait encore (mais oui il le faut toujours) rappeler la beauté de cette chanson.

Mais avant tout cela, Rod McKuen s’était fait connaître pour ses traductions des chansons de Jacques Brel. Le Californien avait carrément décidé habiter en France au début des années 1960, devenant un ami du chanteur belge. Ses traductions sont à tomber par terre. Il a ainsi traduit « Le moribond » par « Seasons in the sun ». Le titre français contextualise assez bien la chanson pour ceux qui ne la connaîtraient pas, le chanteur incarne un homme qui va mourir et dit adieu à son ami, au curé, à sa femme, à la vie quoi… en énumérant toute la joie et les plaisirs qui lui ont été offerts. McKuen reprend évidemment cette thématique avec cette expression : « We had seasons in the sun », quelle trouvaille de refrain ! La chanson version McKuen prend la légèreté pop qui embrasse toujours toute la profondeur de l’existence et en particulier en remplaçant l’adresse au curé par une adresse au père :

Goodbye Papa, please pray for me
I was the black sheep of the family
You tried to teach me right from wrong
Too much wine and too much song
Wonder how I got along
Goodbye Papa it’s hard to die
When all the birds are singing in the sky
Now that the spring is in the air
Little children everywhere
When you see them, I’ll be there

Au revoir Papa, prie pour moi
J’étais le mouton noir de la famille
Tu as essayé de m’apprendre le bien et le mal
Trop de vin et trop de chansons
Je me demande comment j’ai pu m’en sortir
Au revoir Papa, c’est dur de mourir
Quand tous les oiseaux chantent dans le ciel
Maintenant que le printemps est dans l’air
Des petits enfants partout
Quand tu les verras, je serai là

Cette poésie directe et prosaïque qui rend sa puissance au réel, comment ne pas être ému·e ? Quoiqu’il en soit, le morceau devenu un standard dans le monde anglo-saxon, repris par le Kingston Trio en 1964 jusqu’à devenir un tube planétaire, puis repris encore et encore, par Nirvana et les TV Personalities, entre autres.

Sa version de « Ne me quitte pas » est tout aussi incroyable et je la trouve mille fois plus touchante dans sa pudeur et sa retenue que la version originale. Ça s’appelle « If You Go Away », et il faut l’entendre le Rod commencer comme ça après des cordes toujours puis les notes de piano bien connues :

If you go away
On this summer day
Then you might as well
Take the sun away 

Si tu t’en vas, là-bas
En ce jour d’été
Autant emporter aussi
Le soleil,  là-bas 

La voix affleure, tout en dedans. Et on n’a pas peur de la répétition, comme d’habitude : away à la fin du premier vers revient à la fin de la strophe, la boucle du loin, du départ, de l’absence qui nourrit la douleur du chagrin amoureux, bien sûr, on voit très bien. Tout au long de la chanson qui devient de plus en plus grandiloquente dans sa version originale, le monde s’écroule dans la voix de Rod, avec des éclats de soleil dans les moments où il imagine l’amant·e rester (« But if you stay… ») ; mais la brisure est continuelle dans la gorge qui chante.

La facture musicale des chansons reste toujours la même : un orchestre, des cordes, beaucoup. Dans « The lovers », un petit gimmick de basse sur deux notes : tou dou / tou dou, puis des variations jamais en ruptures, c’est du velours, et hop la clarinette qui s’immisce, ça monte et ça descend comme la vie des amants que le texte décrit : « The lovers, the lovers of the heart… » On répète encore comme pour faire réaliser la teneur des mots, leur consistance et leur signifiant.

« There’s no harm in just pretending
That they are special and apart
The lovers
The lovers of the heart
The lovers
« 

« Il n’y a pas de mal à prétendre
Qu’ils sont spéciaux et à part
Les amoureux
Les amoureux du coeur
Les amoureux 
»

La chanson fait penser aux amoureux de Peynet, qui ont inspiré « Les amoureux de papier » d’Aznavour, c’est ce genre de naïveté choisie, on sait bien que la vie est dure, mais on choisit le trait fin, l’épure, la candeur et c’est tout aussi réel, même si c’est en papier, mâché, mâché. Pardon je me rodmckuenise. Et pour la tendresse qu’on éprouvera au carré à l’évocation du personnage éponyme et de l’auteur/chanteur de la chanson, je préconise : « A boy named Charlie Brown ». La voix encore plus suave que d’habitude qui fait chialer et on ne sait pas pourquoi, parce qu’elle est gaie, la chanson. Mais ne serait-ce que pour ce refrain, Rod McKuen devrait être célébré un peu, un mardi, en avril ou en août.. je sais pas moi, au printemps des fucking poètes…

The world if full of lots of people,
Here and there and all around,
But people after all,
Start out as being small,
And we’re all a boy named Charlie Brown

Le monde est plein de beaucoup de gens,
Ici et là et tout autour,
Mais les gens après tout,
commencent en étant petits,
Et nous sommes tous un garçon nommé Charlie Brown

Musicalement Burt Bacharach n’aura eu qu’à bien se tenir, et pour ce qui est de l’écriture de paroles, plus pop tu meurs, d’ailleurs « Full of lots of people » (plein de beaucoup de gens) : ça, ça me tue. Le côté enfantin too much de l’assertion – encore empreinte de cette redondance mcKuenienne – qu’ il continue à la suite « Here and there and all around »(ici et là et tout autour). Non-poète, Rod ? Vous rigolez. Enfin ça me fait rire mais peut-être que c’est juste parce que j’ai commencé en étant petite et j’étais un garçon nommé Charlie Brown.

PS : on vous conseille également l’album Slide… Easy In, sorti en 1978 et dont la pochette nous donne un petit indice sur les endroits qu’il fréquentait à l’époque… On finira juste par cette phrase citée sur la fiche Wiki de ce militant LGBT de la première heure : « I can’t imagine choosing one sex over the other, that’s just too limiting. I can’t even honestly say I have a preference. » To bi or not to bi, disait déjà Hamlet !

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