L’IDM englouti par les eaux de Phonem, électronicien engagé

PHONEM Ilisu
Morr Music, 2002
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Musique Journal -   L’IDM englouti par les eaux de Phonem, électronicien engagé
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Il y a des périodes et des espaces qui peuvent nous hanter, des spectres technologiques qui ravivent la mémoire d’un temps qui ne nous appartient pas. Même sans les avoir vécus, ces traces évoquent des forces immortelles, refoulées mais toujours revenantes, parfois du futur. Ce sont ces forces que l’Anglais Phonem aka Eliot Perkins semble avoir invoquées dans sa musique. Je l’écoutais déjà enfant en me baladant dans la forêt, puis adolescent lors de séances d’urbex, et c’est encore vers lui que je retourne parfois aujourd’hui, lui qui m’invite à éprouver une mélancolique solastalgie. Comme dans la zone de Stalker, le temps et l’espace se délitent, mais les désirs y ont parfois la possibilité de se réaliser. Perkins est également engagé dans des luttes militantes qu’il distille dans ses compositions, constamment instables, et a cultivé dès les débuts de son œuvre un regard internationaliste, concentré sur une ressource qui inexorablement fait l’actualité de ces dernières décennies : l’eau.

Son premier album Hydro Electric sort en 2000 et est alors affilié à l’IDM. Si le grand bug n’a pas eu lieu, Phonem reconstruit pourtant le réel à partir d’une certaine organicité du son, traversé de perturbations, de glitchs paradoxalement structurants. Le plus souvent, ce sont des rythmiques lo-fi et saccadées qui font avancer ses ballades éthérées, soutenues par des reverbs oniriques. Il rejoint en ce sens les mirages de Boards of Canada, une touche « cyber » en plus. La thématique aquatique, écartelée entre sa valeur marchande et spirituelle, est déjà centrale dans le choix des titres, tels que « Currents (220 Offshore) », « Hydro Electric (H2o-vac) » ou « Isodensity (Tidal Waves) ». La réification et le contrôle de l’eau, au nom d’une modernité en décrépitude, s’impose comme une question fondamentale pour Phonem ; remonter le fil de sa musique et des informations qu’il transmet à travers elle procure un certain vertige.

En 2002, son album Ilisu porte ainsi le nom d’une réserve naturelle turque, où un barrage en construction menace d’engloutir sous les eaux du fleuve Tigris la ville kurde troglodyte de Hasankeyf, vieille de 12 000 ans. Deux milliards de dollars en financent la construction, sous-traitée par la compagnie suisse Sulzer dès 2006, à la suite d’un consortium d’entreprises italiennes, anglaises et turques. Aujourd’hui achevé, la construction du barrage a exigé le détournement d’une telle quantité d’eau qu’elle a entraîné l’inondation des centaines de villages, provoqué le déplacement d’environ 60 000 autochtones, et privé l’Irak voisin de la moitié du volume d’eau qu’il recevait du fleuve. L’ampleur des ravages semble dépasser la perception humaine et les morceaux d’Ilisu donnent rétrospectivement l’impression d’éclairer la catastrophe qui restait alors à venir. Son internationalisme devient holistique, par des allers retours entre micro événements sonores et grandes nappes. Le barrage d’Ilisu n’est pas qu’une question politique militante, mais un enjeu qui concerne chaque être vivant ou non-vivant.

Alors que je réécoute l’album, j’y perçois l’artiste en train de transmettre des perceptions déformées d’un ailleurs violenté, hanté par la rationalité marchande de l’Occident. Des souvenirs qui ne m’appartiennent pas se forment, je ne sais s’ils viennent du passé ou du futur. Et c’est toute la discographie de Phonem qui suggère cette dérive hypnotique des flux.La première piste d’Ilisu a par exemple l’air de reproduire une marée numérique teintée de mélancolie. L’atmosphère rappelle les dunes de la pochette d’Amber d’Autechre, visuel construit sur une photo de Nick Meers, mais cette fois-ci le seuil entre organicité et numérique y est plus ambigu. Plage après plage, l’album s’écoule entre fluctuations mécaniques et rêveries tendres. De « Water Rights » à « Displacements » jusqu’au calme reposant de « Tigris », on peut deviner dans ces ballets électroniques comme une dissociation traumatique, qui mènerait vers l’espoir d’une libération, où la musique franchirait les barrages et les obstacles en direction d’un ailleurs désirable. Le beat frénétique de « War By Other Means » propose une résistance plus explicite, que détaille par ailleurs le livret du CD, où figurent un résumé des pratiques de corruption des entreprises engagées dans le projet ainsi que des images du site.

Tout ce qui est solide se dissout dans l’air. La signature sonore de Phonem se fluidifie. Le moteur qui fonctionnait à partir d’eau se fonde désormais sur le flux du capital. Dans l’entrelacement d’un nouveau langage avec l’authenticité questionnable du réel, le son prend tour à tour la forme des éléments qui l’entourent et que convoite l’artiste : on entend le fleuve, le sabotage, le barrage et les machines désirantes craquer. L’album semble nous raconter l’élévation et la décrépitude d’un projet condamné depuis ses fondements. La lente désescalade de « Thirst » l’annonce, avant de conclure sur une piste anonyme où l’on entend les voix de politiciens et technocrates mutants, évoquant les enjeux de barrages, de programmes, d’énergies et de ressources. L’écoute de l’album d’une seule traite peut donner l’impression d’un certain trouble ontologique en produisant une perception partagée entre le microscopique et le macroscopique, entre le passé et le futur, entre le familier et l’étrange. Des mutations géologiques et politiques s’agencent et se répondent alors que des crépitements électroniques rappellent les mécanismes à l’œuvre dans cette machinerie.

Phonem n’a plus sorti de disques après Illisu, mais je vous invite à écouter ses premiers EP, The Mechanic Verses et Phonetik. D’autres traces de son travail sillonnent également les réseaux, telles que sa collaboration avec Arovane sur l’album AER (valid) ou avec le collectif Ultra-Red, dont le projet se veut simultanément documentaire et halluciné, par la pratique du field recording et de la photographie. La manipulation de ces sources permet de produire une subjectivité ancrée dans le réel et dans ses possibles métamorphoses. Leur EP BLOK70, accessible en téléchargement gratuit, est ainsi constitué d’enregistrements réalisés en Serbie et entend rendre compte entre autres des « transistors, ou cultures acoustiques de résistances au transfert des déserteurs d’empires » dans le contexte d’un accroissement des inégalités à travers l’Europe. La musique de Phonem s’insinue dans chaque interstice de sensibilité. Bien que son projet vieux de vingt ans soit largement sous-estimé, il demeure plus que jamais d’actualité. Derrière l’écoulement protéiforme de sa musique réside une sédition sensible, simultanément sereine et violente. « Be Water My Friend » conseillait Bruce Lee. Lorsque Perkins navigue sur des espoirs bien réels de transformations du monde, il s’agit d’un impératif moral que de croire à ces espoirs. À mes yeux, Phonem entretient ce foyer ardent de bonheur. Il explore son apparition et sa disparition dans les aléas des catastrophes qui se sont depuis accélérées, dans un régime d’historicité instable. Si le ruissellement n’a jamais eu lieu, la dissolution continue contre ceux-là mêmes qui s’opposent au flux du capital. Avec sa perception liminale, le musicien transcende le temps et la présence pour contribuer à cette lutte contre l’abysse.

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