[Le mix dont il est question ci-dessous n’étant écoutable nulle part, nous avons fait le choix de mettre à disposition d’autres sets récents de Kode9]
Le 11 octobre dernier, je me suis rendue quelques jours à Londres, et ce pour une raison bien précise. Ayant vu passer sur le compte Instagram de Kode9 l’annonce d’une soirée pour les 20 ans d’Hyperdub où il mixerait seul lors d’un set de six heures retraçant l’histoire du label, j’ai décidé de sauter sur l’occasion. J’ai eu la chance de le voir trois fois en moins de deux ans (à la Machine du Moulin Rouge à Paris, au Chinois à Montreuil et aux Nuits Sonores à Lyon). Chacun de ces sets, qui s’inscrivait à chaque fois dans un line-up plus large, m’a complètement bouleversée.
Ce que je constate au fil du temps, c’est que Kode9, aka Steve Goodman, a l’habitude de faire revenir certains morceaux de sets en sets, mais dans un ordre toujours différent, ce qui en soi n’a l’air de rien. Mais le fait de retourner le voir (ou d’écouter en ligne ses sets enregistrés) crée un curieux sentiment de même, de retour, tout en ménageant continuellement de grands écarts sensoriels. Un art qui, plus qu’il proposerait une forme de fraîcheur par la nouveauté des tracks impliqués, y accède par un travail combinatoire qui ne cesse de jamais complètement épuiser des morceaux déjà éprouvés, entendus un certain nombre de fois mais dont le devenir n’est pourtant pas écrit d’avance. Donc une forme ouverte et fluide qui se transforme perpétuellement et que le geste d’analyse ne saurait complètement fixer. C’est délicat, extrêmement élégant et éminemment virtuose.
Lorsque j’arrive à 23 h 45 au Corsica Studios, un club qui se situe à Elephant & Castle, un quartier du sud de la ville, je suis au bord de l’implosion – d’autant plus que j’ai la chance d’être ici avec mon copain, et mon meilleur ami qui s’avérait être aussi de passage à Londres pour le weekend des 25 ans du club Fabric. On se fait fouiller plus que de raison mais les vigiles nous souhaitent chaudement de passer une bonne soirée. Dans la banane que je porte, il y a, entre autre, un petit carnet et un stylo, ce qui fait un peu pitié j’avoue, et qui se révélera plus tard complètement hors de propos puisqu’on est dans le noir complet, qu’une machine à fumée me souffle dans la gueule et qu’il est de toute manière hors de question que j’aille m’assoir au fond pour prendre des notes.
À peine rentrée, je me place donc devant. Je n’ai pas vraiment regardé à quoi ressemblaient les lieux au-delà de la petite scène où tout se déroule, et n’ai pas bougé de là où mes pieds ont élu domicile et ce, jusqu’au petit matin. À quelques reprises, les notes se prendront sur mon téléphone, le moins possible parce que je sens que cela me coupe tout de même d’une forme d’élan et de présence.
Le set commence à minuit pile – Goodman est ponctuel – par non moins de deux heures d’hommage à Burial. Casquette vissée sur la tête, tête baissée sur les quatre CDJ qui s’offrent à lui, et pas un mot de prononcé. Ces deux heures, dont le déroulé serait franchement impossible à remobiliser, est assez inattendu dans les mains de Kode9, puisque sa dextérité se met ici longuement en retrait. Il travaille peu sur sa table de mixage et cultive plutôt une forme de collage fluctuant et fragile, un moment heurté où le bpm oscille sans jamais se fixer. Pour ne pas « abîmer » les morceaux qu’il travaille, il s’engouffre dans les brèches qui existent déjà dans les morceaux de Burial, tous ces moments incongrus de silence, de raréfaction, comme lorsqu’il laisse courir la fin de « Come Down To Us », avant de fondre, par un léger effet de réverbération, la voix de Lana Wachowski dans un autre morceau.
Au regard du public et de l’évolution des humeurs qui le traverse, il semble que tout le monde est venu spécialement pour cette rétrospective (qui avait été annoncée en amont) et les gens sont particulièrement réceptifs et vivaces, loin de l’idée qu’on se ferait du fan de Burial, plus ou moins anémié. Autour de moi, on chante avec assurance les lambeaux de phrases qui constituent les paroles des morceaux (en vrac : « holding youuu », « I’m gonna love you moree », « to the wayyy » « I feel insidee »…). À ma gauche, deux mecs danseront tout du long avec leurs bras et arborent un sourire vindicatif comme s’il s’agissait là de la musique la plus tapageuse du monde. Plus l’heure avance, plus Goodman s’amuse avec les morceaux les plus « dansants » de Burial, de ceux qui interpolent avec le plus de netteté les rythmiques garage : les gros mastodontes comme « Raver », « Archangel » ou « Claustro ». Des morceaux que j’adore mais qu’il me paraît complètement inouï d’écouter dans ce cadre – un environnement véritablement festif – en compagnie de tant d’autres corps. À ce moment là, j’ai l’impression de vivre un peu ce meme, où pour chaque nouveau morceau envoyé, il s’agit de trouver une nouvelle manière de danser, forcément un peu incongrue et bien au-delà de ce que cette musique évoque comme sentiment de trouble lancinant, qui semble ne pouvoir s’écouter que seul·e chez soi, avec la pluie qui tombe sur les volets (si on pousse l’expérience jusqu’au bout).
À 2 heures, et jusqu’à la fin où chaque heure constitue un nouveau palier, l’ambiance change. Un morceau de Dean Blunt se voit interpolé à un autre track qui ne me dit rien puis le bpm grimpe fermement à 160, là où jusqu’ici on était plutôt 30 bpm en dessous. Un deuxième public remplace alors inévitablement le premier. Je m’attendais à un set progressif ou chronologique, donc linéaire, alors qu’en fait Kode9 ne va pas cesser de côtoyer les extrêmes et de se frotter à de grands écarts permanents. Pendant cette heure-ci, on sera donc sur un plateau footwork absolument intenable, et c’est un compliment. Pas de boucles, ni de transitions bien senties (pas le temps pour ça), mais un jeu de cache-cache sur la table de mixage avec pléthore d’effets, où les morceaux semblent s’inviter d’eux-mêmes, se télescopant en permanence jusqu’à la nausée, si bien qu’après une heure, l’édifice précaire s’effondre de lui-même. Les corps s’échauffent, et j’avoue sentir des énergies plus que je n’observe réellement les corps autour de moi. Je suis un peu dans ma bulle, bloquée dans ma danse, le regard accrochant les mains du DJ à quelques mètres de moi.
À 3 heures, on redescend de 30 bpm. Goodman stationne pendant longtemps à 132 dans un registre plus UK funky et on on entend donc du Scratcha DVA, du Ikonika, du Cooly G ; des tracks que j’aime, d’autres morceaux que j’ai seulement déjà entendus, d’autres encore que je reconnais avec moins de certitude et enfin, d’autres qui ne me disent carrément rien (vu la richesse du catalogue Hyperdub, c’est bien normal). L’émulsion du public à ce moment-là retombe un peu, du moins c’est ce que je pressens autour de moi. À cause notamment d’un gang de mecs bourrés qui débarque et fait fuir toutes les meufs du premier rang. En en reparlant le lendemain, mon copain me disait qu’il se serait attendu à autre chose au niveau de l’énergie du lieu, énergie qui n’est que le résultat de ceux qui l’impulsent, et pas un truc en soi. Et qui ici est donc venue ici de gens drogués mais surtout bourrés, avec des mouvements d’humeur et d’envie très changeants, qui viennent un temps te faire sentir qu’ils ont vraiment envie d’être avec toi au premier rang, avant de se casser tout aussi rapidement. Des hommes blancs et jeunes qui dansent entre eux, sans véritablement réagir à ce que la musique véhicule comme émotion, en laissant balancer leurs corps comme s’ils le subissaient. En ce sens, je ne vois ce soir aucune différence entre Paris et Londres.
Kode9, lui, contrairement à l’heure précédente, fonctionne davantage par boucles, qu’il laisse vivre longuement avant d’amorcer ses transitions. Il me semble qu’il y a là un truc de rétention, paradoxalement aussi sportif que lorsque l’on stationnait sur un plateau dont le régime était pourtant plus rapide. D’autant plus que, pendant toute l’heure, le bpm continue de grimper très lentement jusqu’à atteindre les tant attendus 140 à 4 heures du matin.
Ce qui arrive est inévitable : à 140 bpm commence mon type de musique préféré. Mes joues chauffent et ma bouche s’écartèle en un sourire qui fait la taille du tunnel sous la Manche. Mon corps ralentit, s’alourdit puis s’affaisse et mes pas s’assombrissent. Le RedBull vanilla-berry et la barre de chocolat engloutis dans le métro barbotent tranquillement dans mon estomac, en compagnie de tous les autres trucs dévorés depuis que mon pied a foulé le sol britannique quinze heures auparavant. Mon indice glycémique est à son max, mon excitation aussi. La machine à fumée souffle en continu. On y voit littéralement plus rien si ce n’est les potards lumineux qui se détachent de la table de mixage et parfois, entre deux volutes, les mains qui jouent au-dessus. Puis au loin arrive le premier « phenomenon ». Je hurle, la voix de Killa P se précise encore, les gens autour hurlent : voilà à quoi ressemble le premier rewind de la soirée. Mes pieds embrassent la rythmique rare mais massive du morceau de The Bug. La voix de Flowdan arrive et fissure le sol, les murs et le plafond. Les gens continuent de hurler et je suis exactement là où je dois être. Rapidement après son rewind, il interpole à la métrique déjà inquiète de « Skeng » , le tic-tac devenu funèbre de « Kaliko » de Zomby – association déjà expérimentée lors de son mix enregistré pour les 25 ans de Fabric en mars dernier (et sans doute peut-être déjà avant). Pour continuer dans la terreur et l’inquiétude arrivent les sinistres mélodies de Fatima Al Qadiri avec son morceau « Shanghai Freeway ». Les triolets roulent et ondulent sans fin. Deuxième rewind avec « Dark Crawler » de Terror Danjah où le « mmhh » de Riko Dan qui ouvre le morceau se voit transformé en boucle infernale qui m’habite complètement depuis. Le point de sortie est un autre track de Terror Danjah, « Dark Gremlinz ». Lors du live capté à Fabric, qui me servira de mix comparatif, « Dark Gremlinz » était le point d’entrée et « Dark Crawler » le point de sortie. Goodman a donc simplement inversé leur sens d’apparition. Un des seuls trucs dont je me souviens de la mini initiation au DJing qu’un ami m’a délivrée il y a quelques années, c’est que malgré tous les efforts fournis pour caler deux morceaux, s’il y a quelque chose dans leur énergie qui ne fonctionne pas ensemble, leur tonalité ou que sais-je encore, ça ne marchera pas. Alors quand ça veut, et c’est le cas de chacun de ses blends, c’est aussi intéressant de voir jusqu’où ça veut. Alors, il faut retourner les associations déjà expérimentées pour tenter d’en proposer des variations infimes. La répétition permet, semble-t-il, la différence, pour paraphraser le titre d’un bouquin de philo que je n’ai pas lu. Son propre tube « 9 Samurai » débarque et je manque de m’évanouir. Cette demi-heure trop puissante ne peut laisser place qu’à autre chose.
Donc à 4 h 30, ça grimpe encore jusqu’à 150 bpm, même si l’on est désormais sur un versant davantage expérimental, avec des morceaux de Loraine James ou Aya. Des tracks moins identifiables en termes de genres et d’énergie, donc de danse aussi. Et c’est aussi ce qui est précieux avec Hyperdub, un label dont on ne saurait définir, même après vingt ans, de quel « type » de musique il se réclame. Ce passage correspond aussi au moment où les gens commencent à quitter le club. On pourrait presque croire que le soufflé retombe. Il n’en est rien. À 5 heures, son constat est sans appel, et ce sont là les premiers mots qu’il prononce à l’assemblée que nous constituons : « We need more smoke », à propos de la machine à fumée qui a cessé de fonctionner. La fille à côté de moi shazame un son qui n’est pas reconnu. Je ne vois pas comment ça aurait pu l’être, ça va trop vite de toute manière. Kode9 retombe sur le registre qui a l’air de lui plaire le plus ce soir, le footwork. Et là, plus qu’à tout autre moment de son mix, on sent qu’il kiffe comme jamais. La salle se vide peu à peu et c’est tant mieux, ça laisse plus de place pour danser. Les morceaux n’existent plus seuls mais deux par deux a minima.
Un exemple pour illustrer ce phénomène de superposition grisant : « Burn That Kush » de DJ Spinn & Taso est envoyé, là où déjà son morceau « The Jackpot » gronde à l’arrière et vient s’y superposer. Le premier track finit par s’évaporer mais est aussitôt remplacé par « Can’t Hold Me Back » de DJ Rashad. Cette association là « The Jackpot »/« Can’t Hold Me Back » avait déjà été testée (toujours sur le live de Fabric en mars) mais faisait suite à « Burning Ya Boa » de DJ Taye avec DJ Manny. Le morceau important ici, c’est « The Jackpot », le morceau de Kode9, le tool, celui qui permet le fondu entre les deux morceaux de footwork choisis. Sa couleur originelle serait assez difficile à définir : il est dansant, mais pas de façon allègre car un peu trop profond et épais ; il tourne autour d’une idée mélodique claire en même temps que son travail d’abstraction par l’alternance des différents éléments qui le composent tend à perforer son armature, donc à auto-saboter son efficacité.
Tentons de le décrire plus précisément. Il commence progressivement – ce qui favorise son entrée dans un set – par des vrombissements auxquels viennent répondre des petits hi-hats texturés. Le beat se donne à entendre sporadiquement, puis synthé et basse viennent dessiner une ligne mélodique qui se répond en canon. Et tous ces éléments valsent les uns avec les autres : beat avec basse, synthé et charleys… Le morceau de DJ Taye, avec sa petite ritournelle jazzy, davantage mise en avant par rapport à sa basse, mousse en présence de celui de Kode9 : il se répand dans l’air et se trouve déséquilibré dans sa progression. Lorsque le refrain percussif du track de DJ Spinn & Taso arrive, on constate quelque chose de plus mordant. « Burn That Kush » a une basse franchement à l’avant et sa marche est si brusque qu’elle semble atterrir presque avant le temps. Là où, à Fabric, « The Jackpot » venait quelque peu empêcher, brouiller l’avancée rythmique de « Burning Ya Boa », ici il appuie et échauffe, et donc stabilise les humeurs déjà inquiètes de « Burn That Kush ». Ce qui est stimulant c’est que le sens de ce morceau de Kode9 que je connais par cœur ne cesse de changer au contact d’autres morceaux, pourtant parfois issus d’un même genre (ce qui est le cas ici). Goodman utilise quasi tout le temps dans ses sets, au moins au cours de ces dernières années, un ensemble de morceaux qu’il a composés lui-même, comme « The Jackpot » donc, mais aussi « Kan », « Xingfu Lu » ou encore « Black Sun ». Ces tools que j’adore écouter isolément sont de véritables révélateurs, suffisamment complexes rythmiquement en même temps qu’assez ouverts harmoniquement pour accueillir en leur sein et sublimer n’importe quelle matière sonore. D’où la remarque, que je faisais plus haut, sur la manière dont les sets de Kode9 m’apparaissent – plus que jamais – comme des réservoirs qui font proliférer en des dimensions illimitées les morceaux convoqués.
À ce moment-là de la soirée il doit rester quelque chose comme 30 personnes encore sur scène, autour des platines (contre 200 peut-être tout à l’heure), et il est l’heure pour Steve de lâcher les chevaux en lançant « Brighter Dayz » de DJ Rashad et DJ Spinn. La meuf à côté de moi – je suis restée tout du long à la même place, et n’ai cessé donc d’avoir des voisins différents – qui dansait jusque-là de façon assez rentrée, s’illumine littéralement. On hurle en cœur « UH-OH-I-NEED », son mec nous rejoint et on danse à trois. C’est méga joyeux. « Cell3 » – peut-être mon morceau préféré de Kode9, et superbe tool avec son ambiance de Noël à base de petites clochettes – passe et cette fête commence à ressembler à un mariage qui n’en finit pas. Ne restent plus que quelques invités qui ne veulent pas partir. À 5 h 50, on doit être douze et je n’ai plus du tout la force d’agiter mes bras et mes jambes, alors je me balance péniblement de droite à gauche à contretemps. Je regretterai, les jours suivants, d’avoir autant dansé sans jamais n’avoir fait de pause, ne serait-ce que pour boire ! Alors je ne peux que puiser dans mes dernières forces lorsque démarre « CCP2 » de Rashad avec DJ Spinn. Goodman regarde sa montre toutes les deux minutes, un vigile vient se poster à côté de lui, et il continue à passer tout ce qui lui tombe sous la main, dans cette dernière demi-heure joyeuse qui semble n’être contrainte par aucune règle si ce n’est celle que les morceaux doivent aller vite, comme la bombe « Havoc » de Tim Reaper & Kloke, sortie sur Hyperdub il y a quelques semaines. À la fin, le DJ-producteur-patron de label a l’air d’être un peu redescendu, presque déçu que ça se termine comme ça. Il est applaudi timidement par les courageux derniers danseurs, je me targue de quelques mots pour le remercier. Tout le monde sort.