Ça y est. Le temps se refroidit. L’atmosphère omniprésente de crise politique s’est mêlée à un air sec venu annoncer des lendemains difficiles. On redoute la dépression saisonnière alors qu’on s’habitue au néolibéralisme apocalyptique. La profusion de la rentrée laisse peu à peu place à un relâchement. C’est normal. La lumière s’estompe, le corps ralentis et les nuits sont plus longues. C’est dans cet état transitoire que j’ai pu faire l’expérience d’une révélation engourdie. J’avais rendez-vous dans un des derniers lieux alternatifs de la ville où il est encore possible de voir des concerts sortis d’on ne sait d’où à prix libre, confortablement installé dans de vieux sièges de cinéma. Avec du recul, je n’aurai pas rêvé meilleur endroit pour découvrir la musique d’Oto Ninski. Une sorte de squat, semi-légal. Un espace insulaire. Capsule temporelle dont la vie menace toujours – comme tant d’autres lieux – d’être annihilée par la gentrification urbaine.
Oto Ninski aime changer de peau. Elle semble dompter un synthétiseur tactile au début de son live. Finalement, c’est elle qui chante mais plus tard sa voix mute vers une synthèse agenrée à coup de vocoder saturés. Elle nous guide dans une pièce où un piano vaguement jazzy au loin est accompagné par une voix feutrée, mais c’est après être sortie d’une polyphonie troublante, où des murmures se transforment en ballades, puis en voix mutantes, mélange de chants inuits et de gémissements étranges. Les espaces et le temps fusionnaient en un magma chaud. Ballotté entre anachronisme et futurisme, j’étais progressivement contraint d’accepter la déconstruction salvatrice et angoissante de cette instabilité. La musique semble pouvoir s’effondrer à chaque instant, mais elle nous tient en haleine. Le silence joue d’ailleurs énormément dans cette tension. Des interludes harsh noise succombent face à quelques murmures qui refocalisent brusquement l’attention. On remonte dans la mécanique d’un train fantôme qui nous emmène malgré nous dans des territoires désastreux, nous rappelant la chance d’être ici. Cette anxiété que je n’avais pas ressentie depuis longtemps m’accompagne pourtant vers une forme d’hospitalité généreuse. Le live se finit en trafiquant une unique touche de clavier midi avec des potards. J’entends une sirène amplifiée qui pourrait évoquer une cornemuse cyberpunk, mais reste toujours proche d’un animal. Oto Ninski nous balance entre l’aliénation méthodique et la délicatesse bienveillante.
À entendre ses productions, on pourrait croire qu’elle vient d’une contrée où la nuit est permanente. Un endroit dont le paysage magnifique et hostile serait sublimé par des moments de partage suffisamment rares pour former des cristaux de souvenirs éternels. Comme le lieu où elle jouait, sa musique semble en perpétuelle négociation. Elle évolue avec et par le trouble. Il y avait quelque chose d’exigeant dans le live qui nécessitait de lâcher prise pour se laisser traverser par des émotions contradictoires, de l’effroi au réconfort. J’aurais probablement dû comprendre ça dès le début, avec la violence fragile qui ressortait des textures sonores. J’avais l’impression d’entendre une machinerie dystopique rentrer en ébullition, mais chaque instant pouvait s’effondrer pour laisser place à des suspensions éphémères. Oto Ninski nous ouvre des portes sur d’autres mondes. Des grondements de moteurs laissent place à des perceptions cachées d’espaces intimes et mélancoliques. Dans le film Stalker de Tarkovski, on prétend que la zone où sont amenés les protagonistes est un lieu dangereux où le temps et l’espace se brouillent. La légende dit qu’une pièce y a le pouvoir d’exaucer les vœux. Il faut aborder Oto Ninski avec la même disponibilité. Abandonnez vos défenses. Vous aurez comme moi l’impression d’observer une tempête depuis la sécurité d’un foyer chaleureux. Car voilà d’où vient le sentiment de sublime qui précède à l’inquiétante étrangeté, du croisement entre le malaise et la sérénité. Lors de notre échange Oto Ninski l’a admis : « C’est en faisant que j’ai réalisé que mes productions en étaient imbibées. Les notions de réel, de surréel, d’irréel, l’articulation de l’intérieur et de l’extérieur, les entre-deux-mondes, l’altérité, les presque-rien, les je-ne-sais-quoi, nos tensions internes, le sommeil, le corps, l’animalité, l’absurdité de l’existence, le temps et l’espace sont autant de thèmes métaphysiques qui me passionnent et m’inspirent ».
L’artiste utilise la suggestion et l’inconscient pour obtenir la défamiliarisation recherchée. Sa musique est à l’intersection de tout, du profane et du sacré, du hardcore et du field recording, du familier et de l’étrange, de la dystopie et de l’utopie. L’ensemble des compilations sur lesquelles elle est présente conservent cette dynamique ambiguë. On est ni dans le noise, ni dans l’ambient ou le post-clubbing qui souffre parfois d’un fétichisme du sound design remplaçant les affects. Chaque contribution (disponible chez Abricatalog, Blind Moment et Dawn Records) se trouve dans une porosité constante. Elles multiplient les expériences sensorielles, perpétuellement entre perception microscopique et macroscopique. Oto m’a dit ne pas réfléchir en terme d’esthétique mais plutôt « d’objets à faire exister ». Sa composition « xercising on raging motors » ausculte par exemple chaque dimension de l’objet « moteur ». On part des infrabasses pour anticiper nerveusement la collision alors que des motos nous rasent ensuite les oreilles. L’ensemble de sa démarche semble préoccupée par les spectres qui traversent ces objets et nous habitent. En parallèle d’un premier album en préparation, elle sort justement une pièce audiovisuelle qui traite « de la décomposition – de la lumière, du son, de la mémoire – qui rend l’invisible visible, et s’étire à rendre l’inaudible audible. La réverbération d’un son c’est sa persistance dans l’espace. La trace de son existence même après sa mort : il est encore là mais ne l’est plus tout à fait non plus… Peut-être que cette fascination pour les spectres vient de ma volonté d’explorer ces états intermédiaires. »
« THERE IS A BALM », composé avec Maxime Petit, sorti sur la compilation U CANNOT KILL TIME, est un parfait exemple de cette dynamique. Une base qui semble provenir d’un field recording construit un espace, sorte de cage d’escalier ou de hall d’immeuble résonnant. Des gouttes perlent du plafond. Peut-être qu’il pleut à l’intérieur. Le chant légèrement solennel semble être un hymne post-apocalyptique dans une ruine qui enveloppe la production de l’artiste. Il s’agit d’une reprise du chant spirituel afro-américain « There Is a Balm in Gilead ». On entend un peu de passage au milieu du vent, au milieu de cette berceuse grave. La voix semble au départ trop proche de nous. L’intimité se mêle encore une fois à une gène qui nécessite d’accepter cette proximité avec le message délivré. Il y a du passage dans des escaliers. Un enfant tousse au loin. Quelque chose craque lentement. Une porte est claquée. L’intime s’hybride au public. Nous ne savons plus très bien où nous sommes, mais il est certain que nous ne sommes pas seul⋅es.