Rue de la Soif

DENNIS WALKS "Heart Don't Leap"
Moodisc, 1969
Rhythm Rulers with Winston Wright "Musically Red"
Moodisc, 1969
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Musique Journal -   Rue de la Soif
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Vendredi soir, rue de la Soif, tu perds la notion du temps dès que tu foules ces cent mètres d’asphalte où se trouvait jadis un canal, apprends-tu au resto indien du coin de la rue, car il faut d’abord te capitonner la panse de beignets de pommes de terre et de cheese-nans avant que le rhum y coule à flots et, tout en bouffant, contempler distrait le menu en papier cheap qui se la joue Le saviez-vous ? et là, sous les taches de sauce pili-pili, découvrir que le canal « servait surtout au transport de marchandises », puis s’engouffrer le ventre plein dans la rue, à peine le temps d’humer l’air électrique qu’un shlag se mêle à votre conversation, d’abord il n’est pas là, puis c’est comme s’il avait toujours été là, une éternité de shlags à se farcir, les comiques, les impulsifs, les doctes et les poissards, ceux et celles que tu connaissais dans leur vie antérieure et dont les spectres continuent de hanter la rue de la Soif, tu penses à la Grande Gloria en passant devant l’épicerie, tu revois l’appart’ que ses parents lui payaient entre deux séjours en hôpital psychiatrique avant qu’elle se mette à sortir avec un petit DJ de merde juste bon à épousseter les traces de poudre sur ses vinyles sans s’apercevoir que, pendant ce temps, sa meuf se métamorphose à vue d’œil, tombe dedans sévère, et tu as un peu oublié la chronologie exacte, mais un jour, la Grande Gloria, tu la croises squelettique, le crâne rasé, main tendue devant l’épicerie, avec cette démarche traînante et ce vague sourire arraché au passé qu’elle t’adresse les fois où elle te reconnaît et te fait, « Tiens, salut… » d’une voix de coton-tige, jusqu’au jour où un pote t’envoie « RIP Grande Gloria » par texto, preuve de son statut mythique rue de la Soif, parce qu’en général, vous réservez ce genre de texto à vos héroïnes de la musique, « RIP Ari Up » ou « RIP Poly Styrene », mais la Grande Gloria habitait son HLM, son ultime demeure avant le cimetière de petites croix blanches qui borde la rue de la Soif en mémoire de ceux et celles pour qui la fête ne s’est jamais arrêtée, même quand le jour pointait, qu’on aspergeait la rue de javel et qu’elle redevenait ce tunnel sombre et humide où seul patrouillait le Brigadier, renvoyé de l’armée dans des circonstances troubles, ruminant peut-être ses exploits du week-end et le moment où il avait défié une bande de 5 ou 6 types torse nu, yeux exorbités, tresses hérissées sur le crâne, armé d’un couteau de boucher qui s’était matérialisé dans sa main tandis qu’il avançait en criant « QU’EST-CE QU’Y A MAINTENANT ???!!! » et faisait battre les types en retraite, car il n’existait pas l’ombre d’une hésitation dans ce regard, aucune place pour le concept de « conséquence » dans l’esprit possédé du Brigadier, le genre d’individu que tu voulais avoir de ton côté, rue de la Soif, parce que l’inverse ajoutait un élément d’instabilité vraiment inconfortable à ta soirée, mais qui savait aussi se glisser dans la peau du rastaman, se fondre dans les groupes d’étudiants, crevarder bières et joints jusqu’à ce qu’un jeune blanc-bec s’aventure à lui donner du « fréro » et voie l’enfer se déchaîner dans les pupilles du Brigadier, la terre s’embraser rue de la Soif qui, les soirs où les regards brillent un peu trop de joie et de révolte mêlées, se retrouve scellée à chaque bout par des voitures de flics dont la présence donne à tous, un bref instant, la sensation de former un seul corps délicieusement indifférent au danger, puissance dormante dont le réveil n’est que partie remise alors que tu pénètres à l’intérieur du Kumba Club, où Jean, impassible Camerounais, trône derrière son comptoir pendant qu’à l’étage, Leaving Babylon, le sound system de tes potes Eli et Tom, régale de riddims vertueux le plus improbable ramassis d’énergumènes de toute la rue de la Soif, ça se déhanche sur la crème du dub jamaïcain et, bien sûr, les Antillais et les skinheads avaient un peu tardé à rompre les rangs, mais la musique avait fait son œuvre et on s’était passé le micro afin que retentissent les appels au jugement dernier d’un rasta ou la voix d’une fille qui apparaissait parfois dans l’atmosphère moite et enfumée du Kumba Club, le genre jamais vue avant ni depuis, dont le chant angélique donnait à des types qui portaient des balafres à la joue ou des toiles d’araignée tatouées sur le crâne l’impression de téter le sein de leur mère, il fallait les voir mater leurs pompes, contempler une vie entière de décollages en trombe et d’atterrissages en catastrophe, combien d’illusions de grandeur éprouvées un soir rue de la Soif par des types qui vous annonçaient qu’ils étaient « au sommet », au sommet de quoi au juste, on ne demandait jamais, parce qu’à leur façon d’enchaîner les rhums on devinait l’imminence de l’effondrement et, quelques jours ou semaines plus tard, ce n’était déjà plus la même chanson ou, plutôt, c’était exactement comme dans « Heart Don’t Leap » de Dennis Walks, entendue pour la première fois dans la chambre d’Eli, dans votre banlieue, sur le tourne-disque paternel, et qui fait onduler toute la salle pendant que Walks répète sa mise en garde, « The faster you climb the harder you drop », mais déjà une autre version pointe le bout de son nez, énième déclinaison de ce que vous appelez entre vous la « musique jamaïcaine » histoire de vous distinguer des fans de Bob Marley qui peuplent la rue de la Soif, et tu connais bien sûr la version d’Horace Andy et celle d’I Roy, mais pas celle-ci, pas cet instrumental où l’orgue remplace la voix, tu bondis sur le 45 tours, mais Tom a collé une étiquette blanche sur le macaron comme à Kingston en pleine guerre des sound systems, ce con s’y croit vraiment, t’adresse un clin d’œil pendant que l’orgue guide tes pas comme le carillon du paradis, entendre cette version des années plus tard c’est comme quitter pour la première fois la terre du Milieu à la découverte du vaste monde, ma précieuse, où te cachais-tu tout ce temps ? sortons d’ici et trouvons un coin tranquille où je puisse étudier tes hooks à souhait, et quelques jours ou semaines plus tard, tu reconnais le teint gris, tu croises quelqu’un qui revient du parloir ou tu aperçois de loin le seigneur déchu embobiner les passants et tu changes de trajectoire, pas d’humeur à te faire scanner ce jour-là par un gars comme Tony, pourtant tchalé de te voir, mais dont les yeux se voilent quand tu lui dis que tu taffes et que t’as une petite amie, dans son regard s’ouvre un abîme longuement contemplé un soir où tu traînes rue de la Soif avec Juju, ton complice en rires inopportuns, où Tony se tape l’incruste, vous dit qu’il n’a nulle part où dormir, sans rien demander, mais au fil des heures sa situation imprègne l’air, épaissit avec chaque souffle du vent sans pourtant vous attendrir, car la vie de Tony est une spirale d’embrouilles capable d’aspirer le moindre visage familier dans les parages et, tandis qu’il se met à cailler pour de bon, tu te demandes ce qui a bien pu se jouer alors que vous étiez encore tous ado et suiviez les méandres que la rue de la Soif déroule au creux de la nuit, quelle a été pour les uns la mauvaise rencontre, la dose sournoise, l’aube frissonnante et, pour les autres, la chanson, le fou rire, la caresse qui a décidé du reste, puis tu t’esquives, songeant combien la rue de la Soif t’a blindé devant la détresse d’autrui, avec le risque qu’elle ne représente plus qu’un SYMPTÔME d’un merdier plus général, alors que toutes ces personnes ont un jour eu des rêves et des choses qu’elles désiraient accomplir, bosser dans l’humanitaire disait Tony, vivre à la campagne disait Gloria, vivre en paix répondait le Brigadier, pendant ce temps ça sirote du rhum et de la Guinness dans les bars africains et les pubs de la rue de la Soif ou des cannettes pour ceux qui préfèrent privatiser le trottoir, ça s’époumone dans les salles sombres d’établissements baptisés L’Abreuvoir ou L’Absinthe où on ne voit rien à deux mètres, pas de service aux tables ni de bière artisanale, ça boit sans valeur ajoutée, puis le trajet jusqu’à la porte se révélant plus court que celui qui mène aux chiottes à travers le bar bondé, ça sort pisser dehors, hop, petit recoin, ça taxe une clope, ça roule un spliff, ça branche une meuf, ça s’prend un vent, ça reporte son énergie libidinale contrariée sur un étudiant qui passait par là et BIM ! un coup de tête propage son onde sinusoïdale rue de la Soif, chacun la sent dans sa chair, dans son pouls qui accélère, les regards enregistrent la scène, les forces en présence, le potentiel d’escalade, le sang sur la chemise bleu ciel de l’étudiant, petite proie entrée insouciante dans l’antre du loup qui recrache sa silhouette titubante, quand même, tu pourrais te sentir mal pour lui, la violence tu cautionnes pas, tout le monde sait qu’elle ameute les flics, mais tu avances sans flancher et, le regard droit, tu intègres la violence comme une donnée objective, tu enjambes la flaque de sang sur le sol, tu couves ton empathie comme une petite chose rare et fragile.

NDLR : le morceau au macaron masqué s’appelle « Musically Red » et il s’agit, comme l’original de Dennis Walks, d’une production du studio-label Moodisc, monté par Harry Mudie, interprétée par son groupe-maison les Rhythm Rulers. En janvier 2020, Musique Journal avait déjà parlé de Mudie et de son ami claviériste Gladstone Anderson.

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On vous propose d’écouter un merveilleux podcast certifié éducation populaire sur François de Roubaix, et de découvrir au passage les liens secrets que ce dernier entretenait avec le légendaire Zaïrois.

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Musique Journal - Une histoire accélérée des Mastas of the Universe [archives journal]

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