Errance, 4-pistes et psychédélisme : la musique uruguayenne sous la dictature

El Kinto Circa 1968
Clave, 1977
V.A. Musicasión 4½
Sonamos (réedition), 2022
Veronica Indarta Hombre
Discos de la Planta, 1970
Eduardo Mateo Mateo Solo Bien Se Lame
Discos de la Planta, 1972
Eduardo Mateo Cuerpo Y Alma
Sondor, 1984
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Je ne suis jamais allé à Montevideo, mais la ville nourrit en moi un imaginaire flamboyant, notamment alimenté par les histoires colportées par des amis uruguayens de mes parents. Les récits de dérives nocturnes sans fin dans cette ville portuaire multiculturelle ont projeté une lueur de décadence sur mes rêves d’aventure. Ce romantisme enfantin en dit long sur la persistance de formes d’apprentissage de soi, coloniales et masculinistes, qui font de chaque petit européen un potentiel colon, euh pardon, expat’. Pourtant la page Wiki en français sur Montevideo vient corroborer mes fantasmes enfantins, puisqu’on y trouve, en illustration, cette photo du siège des alcooliques anonymes de la ville, faisant également office de théatre et recouvert d’une fresque colorée. Un sacré bazar.

Cela fait donc un moment que je m’intéresse à la musique montévidéenne. J’aurais pu vous parler de Fernando Goicoechea et de ce disque somptueux de tango sous xanax, ou bien de l’irrésistible techno infusée de candombe de Lechuga Zafiro. Pour information, le candombe est une forme d’expression culturelle propre à la communauté d’afro-descendants de Montevideo, dans laquelle moult tambours sont mobilisés. Pour les Parisiens, vous pouvez aller au Musée d’Orsay voir le beau tableau de Pedro Figari sur le sujet. Comme partout en Amérique du Sud, les zones de frictions et les rapports de pouvoir entre les communautés de descendants d’esclaves, de colons, d’exilés et d’indigènes définissent une musique uruguayenne fragmentée, mais très riche.

Mais j’ai plutôt choisi de revenir sur un thème et des disques déjà abordés voici quelques années dans nos colonnes par Thibaut Cessieux, dans cet article, qui se penchait sur la trajectoire de l’auteur, compositeur et interprète Eduardo Mateo. La musique de ce dernier, que ce soit sur son célèbre disque solo Mateo Solo Bien Se Lame ou bien à travers son groupe El Kinto, est emblématique du son montévidéen de la fin des années 1960 et du début des années 1970. Depuis l’article de Thibaut, d’autres productions phares de cette époque sont devenues accessibles. La compilation culte Musicasión 4½, dont Mateo a assumé la co-direction artistique avec Horacio Buscaglia, a été rééditée en 2022 par Sonamos, sous-label de Crammed Discs. Et l’on accède aussi désormais sur YouTube aux deux faces du mystérieux et longtemps introuvable 45 tours de Veronica Indart, réalisé par le même duo Mateo/Buscaglia. On dispose donc aujourd’hui d’un corpus conséquent permettant de faire un tour d’horizon de la musique beat uruguayenne, soit l’adaptation du son des Kinks et d’une sensibilité de beatnik haschischin au contexte du Rio de la Plata. L’estuaire qui marque par ailleurs la frontière entre l’Uruguay et l’Argentine, mettant face à face Buenos Aires et Montevideo, a été profondément modelé par la situation coloniale, l’esclavagisme, les expérimentations démocratiques (l’Uruguay a tenté une forme de présidence collective assez alambiquée dans les années 1920), mais aussi par l’ombre de dictatures soutenues par la CIA pendant la guerre froide. 

Cette ombre qui plane donne un aspect crépusculaire à la musique qu’on entend sur les quatre premiers disques de cette sélection. La figure du vagabond céleste qu’était Eduardo Mateo brille sans cesse à travers ces productions. Drogué notoire, musicien de génie, Mateo a réussi à créer une alchimie unique entre le son des guitares britanniques et la pulsation candombe. Il a notamment créé la rythmique Toco, caractérisée par une accentuation syncopée du quatrième temps, offrant une alternative chaloupée aux batteries stéréotypées de Liverpool. On entend le Toco partout dans les morceaux d’El Kinto, le groupe mené par Eduardo à la fin des années 1960 et dont la compilation posthume parue en 1977 est pleine de bonnes surprises bondissantes et curieuses. 

J’aurais pu ne parler que de son premier disque solo, Mateo Solo Bien Se Lame, sommet de la pop montévidéenne, pourtant enregistré à Buenos Aires. Sur celui-ci Mateo expérimente, en exil et au pic de sa toxicomanie, avec un 4-pistes : deux pour la voix, une pour la guitare acoustique et une pour les percussions. Il déploie sur cet album minimaliste à la fois son génie rythmique, mais aussi harmonique, puisqu’on a souvent l’impression qu’il y a plus de quatre pistes. Il trouve toujours des intervalles astucieux issus de la bossa-nova, quand il double sa voix, pour créer des harmonies complexes et déroutantes. On a donc un genre de merveilleux Nick Drake hispano-américain, planant et touchant, déroulant des textes naïfs voire simplistes, comme sur « Lala », parfaitement calibré pour le locuteur d’espagnol LV2 médiocre que je suis. Le son et la démarche de Mateo préfigurent en quelque sorte la bedroom pop ou la pop lo-fi ; c’est une musique extrêmement intimiste, naïve-mais-pas-tout-à-fait, qui s’étale donc sur quatre pistes, comme les enregistreurs K7 maison des années 1980, et s’exprime à travers une économie de moyens correspondant à son propre état psychique, quelque peu délabré.

Eduardo Mateo est une comète qui pique les yeux et qui pourrait nous détourner complètement des autres enjeux de la musique uruguayenne de cette époque. De plus, il incarne une forme de mythe rock dans lequel il est facile de se vautrer, celle du jeune illuminé toxicomane à la sensibilité rare, genre de variation Rock & Folk de la masculinité héroïque, solitaire, exaltée et romantique qui oblitère bien souvent le caractère partagé, fluide et conjoncturel de toute création. Dans tout les cas, face à la poussée contre-révolutionnaire en Uruguay, qui a aboutit à une bascule définitive du régime dans une dictature militaire atroce à partir de 1973, accompagnée de pratique de torture et d’enlèvements d’enfants dans des proportions proprement terrifiantes, la réponse d’Eduardo Mateo n’a pas été l’exil, au contraire des autres figures du mouvement beat uruguayen, comme Diane Denoir, Rubén Rada ou Horacio Buscaglia. Mateo a choisi un exil intérieur correspondant à son propre cheminement, oscillant entre la pratique du yoga dans l’ashram Maharaji de Montevideo et le retour à la consommation jusqu’au-boutiste de diverses drogues, finissant à la rue, ou en prison.

Sur Musicasión 4½, la co-direction artistique d’Horacio Buscaglia et Eduardo Mateo donne à voir une musique en partage moins marquée par la figure tutélaire de Mateo. Buscaglia, un peu plus âgé, était un infatigable défenseur des contre-cultures et d’une forme d’agit-prop qui trouve son expression ultime dans la série de performances appelée Musicasión. On retrouve sur les versions enregistrées de ces performances qui ont été données entre 1967 et 1969 un son typiquement beat mais aussi une forme de narration totalement trippée. L’entreprise collective des Musicasion est un gros bain de musique psychédélique dont la théâtralité résonne avec certaines initiatives porteños, de l’autre côté du Rio de la Plata, à la même époque (Bronca Buenos Aires côté jazz ou le tango infusé du réalisme magique de Borges chez Astor Piazzolla). Il y a quelque chose d’amer et de triste quand on écoute ces morceaux, alors que l’on sait que viendra l’exil et la mise au ban de toute cette avant-garde pendant 12 ans de dictature. Cela résonne inévitablement en moi, car je suis le fils d’un musicien qui a également fui une dictature, ailleurs. 

« Hombre » existe dans une première version sur Musicacion, créditée à Veronica Indart et Eduardo Mateo, et composée avec Horacio Buscaglia, le compagnon d’alors de la musicienne. Mais je lui préfère la version du 45 tours, enregistrée en 1970, et attribuée cette fois-ci à la seule Veronica. L’enregistrement est plus abouti et le côté indianisant fonctionne mieux, avec des percussions plus complexes et le chant fragile de la chanteuse montévidéenne qui est traînant, mais entraînant. Sur la face B, que je n’ai découverte que très récemment, on trouve le morceau « Mumi », une vraie perle. Délire psyché orientalisant avec un orgue discret et drone, c’est un pur délice d’onirisme délicat porté par le timbre banal mais touchant de Veronica. Quoi qu’il en soit, c’est un des derniers témoignages de ce moment d’expérimentation à tout crin de la scène montévidéenne élargie, avant sa mise sous silence par la dictature militaire. 

Après des années d’errance, Eduardo Mateo retrouve son ami Horacio Buscaglia à la toute fin de la dictature, en 1984. De retour au pays, ce dernier a rouvert à Montevideo un théâtre, dont les loges hébergeront notre compositeur vagabond. C’est là que Mateo enregistrera son deuxième disque solo, Cuerpo Y Alma, dont la pochette fait état de son mode de vie.

Et ce sera l’épilogue presque heureux de cette succincte présentation des expérimentations pop montévidéenne encadrant les années sombres de la dictature. Ce disque injustement méconnu est un petit bijou de pop éthérée, marquant de sa lumière fébrile la fin d’une période noire pour la société uruguayenne. Entre la légèreté pop de l’éponyme « Cuerpo y Alma », les morceaux space-pop comme « Maria » ou « El Airero » et les expérimentations tonales vraiment pas chiantes sur « Lo Dedo Negro » ou « El Boliche », on a juste envie de s’enfoncer dans ce disque, encore et encore, et  d’exorciser le militarisme à grand coup de psychédélisme de rue.

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