La grande question est, paraît-il, celle de la figuration. Imiter la nature ou non : un choix qui a déchaîné et déchaîne encore les passions humaines, fait des carrières, écourté des vies, renforcé des règnes. De bifurcations en renversements et complications infinies, le schisme semble se diluer mais perdure sur tous les supports. C’est en tout cas l’histoire que j’adore me raconter, confortablement installé dans mon siège d’iconodoule non-sectaire, à une distance raisonnable des mondes théoriques de l’art et de l’artisanat. Dans ce délire pan-historique tout personnel à faire bondir le clergé de l’École du Louvre, des hordes hétérogènes de peintres, sculpteur·ices, écrivain·es et musicien·nes fanatiques se font face, prêts à s’engager dans une bataille pour le salut d’on ne sait quoi. Bon c’est évidemment plus compliqué, il me semble que les gens ne prennent pas vraiment parti en toute conscience, et préfèrent plutôt faire leur truc – je parle en connaissance de cause.
Je serais d’ailleurs bien en peine d’étayer vraiment mon propos, à part en abordant la querelle byzantine des images ou la Réforme, les spectralistes roumains et Stockhausen – et encore là, je naviguerais à vue, il faut bien l’avouer –, histoire de faire sérieux. Ou plus simplement, je proposerais l’écoute de Blind Ecosystem, album compilatoire du Choeur Tac-til. Une œuvre qui me semble aborder cette dualité qui n’en est pas une en la dépassant de la plus belle des manières, sans vraiment s’en préoccuper, en fait. Il est clair que cet ensemble, composé de neuf personnes voyantes et non-voyantes sous l’impulsion de Natacha Muslera, figure effectivement des écosystème (plus qu’il ne les chante), uniquement à l’aide de la cavité buccale. Si la palette d’effets sonores mobilisée par les vocalistes est bluffante, leur but n’est pourtant pas de tromper l’auditeur·ice mais de le situer dans une zone d’indécision onirique et presque magique où reconnaître, c’est aussi se perdre. Ce qui, pour reprendre et détourner les propos d’un grand monsieur, nous entraîne sans encombre Par delà nature et culture.
Un doute subsiste continuellement : on nous parle de Marseille et des Calanques, de la forêt de la Sainte-Baume, on entend des insectes et des oiseaux, parler japonais, arabe ; les langues, les chants, les modes d’existence se croisent. Le souffle fait vibrer les membranes comme le vent le ferait, et on en vient à soupçonner Éole d’être bel et bien réel. Sûrement, la cécité de certain·es des choristes, alliée à une pratique inscrite dans l’expérimentation et l’improvisation libre (il me semble), participe à cette façon si particulière de faire se mouvoir de concert les voix, de les fondre. De faire chœur, et donc corps, et donc objet – le disque compte sept « objets », plus une interlude. Cet être-ensemble dépasse littéralement du cadre : le paysage, cette notion centrale pour l’épistémologie d’un l’Occident tout entier tourné vers le visuel, inopère. Désorienté·es, nous écoutons le monde sans les yeux, ce qui paraître évident mais ne coule en fait pas de source.
Imiter n’est donc pas tromper mais se rapprocher et confondre volontairement, devenir-avec en faisant péter les enveloppes. On reconnaît et s’interroge, dans le même temps, incapable de savoir où nous mènera cet audio-naturalisme acousmatique n’ayant par pour but l’appropriation mais de rebattre, même un petit peu, les cartes du vivant. Sont-ce des gabians ou des interférences radiophoniques (« Objet III ») ? Des vrais, ou des émulés (« Objet VII ») ? Est-ce que cela importe ? Et qui l’entonne, ce sifflement faisant suite à ces stupéfiantes nuées d’étourneaux (« Objet I ») ? Ne plus figurer donc, mais incarner, selon modèle, avec toujours à l’esprit la non-fixité de celui-ci, qui est par essence déformé car perçu.
Une mystique, qui n’a rien de distante ou froide, paraît. Les voix s’harmonisent sans se perdre, dans un travail de composition dynamique et subtil ; les auteur·ices se mêlent avec un certain humour, les discussions prosaïques et intimes aussi (« Objet VI »). On saisit des mots, des expressions, des phrases. Cela évoque, parfois de loin, invoque aussi – les conversations du quatrième objet qui tournent autour de présences qui finissent par se matérialiser. Un sentiment sinon fugace est saisi au vol. Quand le chant du chœur rencontre celui des oiseaux (« Objet V ») ou des bourrasques mistraleuses (« Objet II »), c’est un miracle.
Même si les moments plus chantés m’ont fait forte impression et que Blind Ecosystem forme un tout cohérent et malgré un côté un peu disparate, j’avoue paradoxalement plutôt pencher pour les morceaux avec une thématique « grand air » plus appuyée, tout pris que je suis dans mon ontologie segmentée et simpliste d’apparatchik domesticateur ! Ce qui est sûr, c’est que je tire en tout cas très bas mon chapeau à Alex Quérel, Chérifa Harzallah, Franck Omer, Mélodie Duchesne, François Parra, Mafalda Da Camara, Angélique Huguenin, Natacha Muslera, Bruno Raby et Gihane El Hassouni, mais également à toutes les entités les accompagnant pour ce disque qui confond tout mais sait où sa source se situe – les Bouches-du-Rhône, évidemment !
Encore une fois, il semblerait que ma contribution à la théorie esthétique ne serait qu’une vaste fumisterie journalistique. Si abstraction et figuration s’opposent encore, ce n’est sûrement que dans les caboches de critiques d’un autre siècle (et celleux-ci : véritables, ou émulé·es ?). Et encore. Moi, je me les imagine colocataires, se tirant la bourre parfois sur des questions qui n’en valent pas la peine, collaborant surtout au quotidien pour que le beau advienne, sans vraiment se poser de questions.