Sur les traces de l’abstract rap égyptien

WAGDI YACHTER Radio Yach Vol. 1 – YACH FM
Bungarr, 2024
VARIOUS Abstract rap égyptien
Playlist, Soundcloud
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Musique Journal -   Sur les traces de l’abstract rap égyptien
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Comme de nombreux.ses personnes issues de diasporas du « Sud » en France, je n’ai pas l’habitude de parler de moi de manière intime à ma famille, ça ne fait pas partie de ma culture. Enfin si, je leur parle de mes études et de mon travail, ou du moins des parties acceptables de celui-ci. Je partage des informations simples en omettant la plupart des détails, et je souligne que tout va bien. Chez moi, au sein de ma famille et des amis de ma famille, il n’y a pas de place pour la profondeur et les confidences. Dire ce que l’on ressent avec honnêteté n’est pas envisageable, à moins que ce soit de la joie – et encore, on considère parfois qu’exprimer sa joie va nous amener la poisse. J’ai longtemps ignoré si c’était une spécificité familiale ou plus largement culturelle.

Quel fut alors mon choc lorsque je découvris, aux alentours de l’année 2022, la scène abstract rap égyptienne, qui se nourrit d’un sentiment d’absurdité de la vie et du constat de l’hypocrisie ambiante. La langue égyptienne m’ayant été transmise oralement, elle n’avait jusqu’ici jamais été porteuse, chez les personnes qui m’entourent, de sincérité ni de vulnérabilité. Là, pour la première fois, j’entendais des individus dire qu’iels allaient mal, parfois sous forme de blagues cyniques, parfois de manière plus directe, et je me délectais du son des insultes qui s’enchaînaient dans la bouche de ces inconnus. J’ai alors compris que je n’étais pas la seule à avoir un rapport à la parole complexe, entre pudeur et soif de s’exprimer – un besoin de trouver ou créer des espaces où je pouvais me révéler à autrui avec une honnêteté radicale. La transparence des émotions de ces artistes et l’efficacité de leur écriture tranchante m’ont transmis une énergie de vie intense et, surtout, le désir d’écrire sur ces musiques émergentes égyptiennes.

Situé en marge du rap mainstream du pays, inspiré par quelques prédécesseurs venus du spoken word ou du slam comme Otteswed (fka Aly Talibab) et marqué par l’esthétique sonore de MF Doom, de Dilla ou plus récemment d’Earl Sweatshirt, ce nouveau mouvement est incarné par une bande de jeunes aussi ingénieux que déprimés. Tout se passe sur Soundcloud et une bonne introduction à ce son, c’est le disque dont je vais vous parler aujourd’hui.

Radio Yach est une émission de radio fictive créée par Wagdi Yachter et publiée sur Bandcamp en 2024. Construit comme une cassette, avec une face A et une face B, le programme s’ouvre sur un morceau de rap égyptien aux effets sonores exacerbés, type sirènes d’alarmes ou name tags dramatique, sur fond de samples de funk et de jazz. Cette fiction sonore est décrite sur le Bandcamp du label Bungarr comme une pièce d’un « courant de rap égyptien largement ignoré par le grand public en raison de son son inhabituel basé sur des boucles et des samples, et de ses paroles souvent explicites qui le rendent inadapté à la consommation de masse dans un pays conservateur comme l’Égypte. »

Le rap égyptien abstrait et expérimental naît donc sur quelques pages Soundcloud vers 2020, en imposant un flow parlé, similaire au slam, où les voix sont désabusées et dénuées de toute émotion. Cachés dans les recoins d’internet, ces producteurs, rappeurs et poètes, parfois amateurs, sont libres d’être à fleur de peau et intentionnellement fragiles. Ces espaces de création musicale, réservés aux usagers de soundcloud les plus curieux, et qui maîtrisent accessoirement l’arabe égyptien, font partie des rares où l’on a le droit de faire tomber les masques et de se dévoiler sous son angle le plus vrai, le plus nu. 

Cette forme d’écriture où l’on se dépouille de tout artifice, que l’on associe à une voix en quête d’honnêteté, n’est en soi pas nouvelle en Egypte. Comme je l’évoquais plus haut, elle s’inscrit dans l’héritage d’entre autres Aly Talibab, devenu Otteswed, artiste pionnier d’un style de rap très spoken word/slam, détaché de la métrique classique du genre. Peu après la révolution égyptienne de 2011, Aly Talibab s’est en effet fait connaître par sa volonté, retranscrite en musique, de déclencher une révolution de l’intime et faire naître de nouvelles manières de se percevoir, tout en critiquant des institutions gangrenées par l’impérialisme et le capitalisme, ainsi que le racisme qu’il subit en tant qu’homme noir en Egypte. Son impact sur les jeunes générations a été immense, il fait partie des pères de l’underground actuel, de ces artistes que toustes respectent – « l’artiste préféré de ton artiste préféré ». Un certain nombre de ses morceaux sont réunis sur cette archive Soundcloud.

Personnellement, j’étais trop jeune pour vivre l’avènement de cette parole atypique. La génération Soundcloud plus récente résonne probablement plus en moi car elle s’inscrit dans ma temporalité. Ces jeunes ont le même âge que moi, et les mêmes références. De l’héritage d’artistes comme Otteswed est donc né une manière de parler de soi nécessaire à une génération pour laquelle ce procédé n’existait pas, nourrie par une forme d’urgence à partager son vécu, là maintenant, de suite, sans réfléchir à la forme ou à la façon dont ce sera reçu. Si les voix sont aussi détachées, c’est bien parce qu’elles ne sont pas là pour nous plaire, pour nous mettre à l’aise, ou nous conforter dans ce qui est perçu comme étant une manière acceptable et légitime de s’exprimer en public. 

Le parallèle se trace de manière évidente avec la scène états-unienne d’abstract rap : le suscité Earl, ainsi que MIKE, Piink Siifu, billy woods, ou Mach-Hommy, revendiquent déjà une forme de production et de diffusion faite à l’arrache, mais pleine de subtilités. Leurs instrus construites sur de longues boucles jazz, funk et soul, s’inscrivent dans la tradition d’un beatmaking sample-based qui existe depuis plus de trois décennies, auxquels ils ajoutent une touche plus lo-fi.

Mais là où les rappeurs égyptiens se distinguent de leurs inspirations américaines, c’est dans la manière d’insérer leurs propres références dans leur musique. Ainsi, sur la face A de Radio Yach, ou sur le mix “HILMOSIS EP.14” publié par Radio Al Hara, on identifie aussi bien des samples de jazz que la voix de Najat Al Saghira, chanteuse égyptienne iconique des années 1970 à 1990, ou celle de Fayrouz, la reine de la chanson libanaise, ou encore des blagues au sujet de « Boos El Wawa » (« Embrasse le bobo »), titre malaisant de Haifa Wahbe, pop star libanaise culte et ultra kitsch. Le son de cet abstract rap s’imprègne en outre d’éléments plus récents, qui puisent dans l’univers numérique des Égyptiens nés dans les années 1990 et 2000. On entend des fragments d’émissions de télé, des jingles radio, des extraits de field recordings du quotidien – allant de discussions lambda à des sons de la circulation –, qui constituent un corpus d’archives à la fois intimes et collectives.  En associant production musicale et enregistrements sonores de l’ère dans laquelle les artistes vivent, la démarche devient presque celle d’un anthropologue dont le terrain serait son propre environnement. Ces productions sont autant des explorations artistiques que des témoignages du vécu d’une époque : elles enracinent un propos, une voix ou une émotion, dans une temporalité et une localisation précises. Ces œuvres ne pourraient d’ailleurs pas exister à un autre moment, car elles sont précisément le fruit des croisements nés sur Internet, de l’influence des rappeurs états-uniens, de l’impact d’artistes égyptiens de générations passées, des possibilités permises par la mise en ligne autonome et indépendante de la musique sur Soundcloud et Bandcamp, ainsi que par la culture du bricolage sonore et des home-studios. Ancrer sa création dans le présent, c’est également se distinguer de ce qui a été fait auparavant, tout en s’autorisant à s’en inspirer. 

Dernière chose qui donne leur singularité aux abstract rappeurs égyptiens : l’humour noir caractéristique de leur culture. Le cynisme est connu pour être un véritable moyen de survie dans le pays et l’arrivée d’internet n’a fait qu’amplifier que ce phénomène avec l’apparition massive de montages vidéos et de memes. Quand l’électricité coupe, on insulte certes les politiciens responsables de cette crise, mais on va aussi faire des blagues et des jeux de mots pour divertir sur les réseaux sociaux. Et quand tous les pays frontaliers se font bombarder par Israël et les États-Unis, le premier réflexe est d’aller créer un meme à partir de vidéos des tirs qui leur passent au dessus. L’humour comble le sentiment d’impuissance, sinon on s’effondre, et c’est précisément cet état esprit que l’on retrouve dans l’underground Soundcloud. « Ouvrons nos cœurs avant d’ouvrir nos oreilles »,  dit par exemple l’animateur radio fictif de Radio Yach Vol 1, pour entamer l’émission, avec une profondeur sarcastique qui se moque de celles et ceux qui se croient philosophes après avoir lu Siddharta. Suit un jeu du nom de « Répond à cette question en 30 secondes » où la première question posée à une invitée est « Est-ce que tu préfères ta mère ou ton père ? », sans même que celle-ci n’ait le temps de répondre. Celui qui incarne le mieux cet esprit est محمد عريان (Mohammed Aryan) grand collaborateur de Wagdi Yachter, qui passe avec facilité d’une référence à Ahmed Adaweya, père du shaabi égyptien, à une phrase de soutien en faveur de la libération de la Palestine, puis à une succession de blagues sur le mode de l’autodérision.

Sur Radio Yach Vol 1, les auditeurices sont aussi introduits,  grâce aux animateurs radio et aux crédits Bandcamp, à un panel complet d’artistes underground. Les noms cités sont ceux de : Sammie, Dextension, Brutha Karim El Ghazoly, Rico, Big Boudi, Logical Da9ud, TRZY, illfeel, Ereem. Les collaborations entre eux sont multiples et tous semblent d’ailleurs habiter au Caire, bien que leur localisation ne soit pas toujours précisée. Tous sont également des hommes d’une vingtaine d’années, réunis par la recherche d’un son original.

Logical Da9ud est l’orateur principal de la scène. Il se veut autant poète que philosophe en construisant sa perception de l’existence à partir d’une expérience du sensible et d’une communion collective. À l’occasion de la sortie de son album El Tab3 Ghallab, en collaboration avec Wagdi Yachter, il accordait une interview au média de musique arabe Scene Noise (média plus proche de la plateforme de marketing et de valorisation musicale que d’un espace critique) où il revenait sur son processus créatif. On y apprenait que l’album publié en 2024 signait la première rencontre avec Wagdi Yachter et TRZY, artistes clés, et qu’il avait permis à Ahmed Daoud, de son vrai nom, de « trouver le courage de se montrer grâce à la musique ». Il ajoutait d’ailleurs dans la description son album ONLY GOD KNOWS (2021) cette phrase:  « thank u all for being in our lives ».

Au-delà de cette tape, je voudrais aussi mentionner avant de terminer trois autres artistes de la scène abstract qui me tiennent à cœur. D’abord, il y a DJ Erfany, ou Fouad Al Erfany, qui se différencie par la diversité de ses samples originaux, visiblement le fruit d’un travail de digging conséquent, et par sa discrétion totale. On ne lui connaît ni visage, ni quelconque discours accompagnant ses compositions. Sa signature discursive est là aussi la reconnaissance envers ses auditeurices, envers celui qu’il nomme son Créateur, et le souhait que ses prières soient exaucées.

Il y a aussi Ma-Beyn, rappeuse égypto-palestinienne au style plus éclectique, qui s’est joint aux deux artistes suscités sur l’hilarant mais très juste titre “الغسيل الوسخ” (« Le linge sale »)  publié en 2024. Le titre s’ouvre et se ferme sur un discours autour de la vérité, pour ensuite laisser la place à la critique sarcastique des deux paroliers sur l’hypocrisie parasitant les relations humaines.

Le troisième artiste que je souhaite citer, c’est un personnage plus mystique nommé Fel Dera. Lui n’existe tout simplement pas sur les réseaux sociaux ou dans les médias, seul ses profils Soundcloud et Bandcamp témoignent de sa présence. Il signe ses crédits par « fully produced by yours truly », comme pour marquer son indépendance, et écrit dans sa biographie bandcamp qu’« il cherche refuge en Lui loin des gens, là où il n’y a pas de barrières entre soi et la lumière de son Seigneur »  – autre signe de la dimension spirituelle de l’abstract rap, constamment à la recherche de connexions et de signes divins.

Dans le titre “على نفس النمط” , extrait de son EP du même nom (2022), on retrouve Otteswed, avec lequel il interprète un duo transgénérationnel touchant, réuni par la volonté de rendre visible ce qui les tracasse.

Que ce soit dans le désir d’être transparent face à ses auditeurs, dans la création d’espaces sonores complètement décalés, ou à travers les ponts que ces générations établissent avec les précédentes, cette bande de jeunes de Soundcloud rend manifeste une existence qui serait autrement invisible, avec créativité et ingéniosité. Le récit marginal de ces artistes ne se résume d’ailleurs pas à l’expression d’une forme de solitude ou d’un isolement. A travers ces collaborations nombreuses, il trace aussi la possibilité de faire communauté et de se montrer intensément vulnérable en public, un besoin essentiel pour une génération aussi désenchantée que porteuse d’un bouleversant discours d’espoir et de foi.

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