À la recherche de Simone Krrr, technopunk féministe rennaise des années 1990

SIMONE KRRR Simone Krrr (1993 - 2003)
Motherlode, 2019
Musique Journal -   À la recherche de Simone Krrr, technopunk féministe rennaise des années 1990
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C ki Simone Krrr ? Aucune  idée ! Un de ses tracks, « En vu-mètre » est apparu un soir dans mon feed Soundcloud et il est resté sur play en mode obsession déraisonnable. Réédité par le label Motherlode, il m’a plongé dans une stase d’incompréhension saupoudrée de magie et de mystère. Simone Krrr est une artiste quasi-inconnue qui vivait à Rennes dans les années 1990 et en cherchant à en savoir plus à son sujet, je me suis retrouvé catapulté dans une quête à la Détectives Sauvages de Bolaño, sur les traces d’Arturo Belano et d’Ulises Lima, lancés dans le vaste monde à la recherche de la mystérieuse poétesse Cesàrea Tinajero.

A la différence près qu’ici la quête commence donc dans l’ïle-et-Villaine, et que le GPS défaille pour cause d’humidité grandissante, humidité à la fois provoquée par les larmes que les morceaux de Simone Krrr font couler de mes yeux et par la pluie qui recouvre les traces de l’itinéraire sans logique de sa carrière. C’est presque à se demander si Simone Krrr a véritablement existé ou si elle est le fruit défendu d’une imagination collective déraillée.

Simone Krrr est une OVNI virulente de son époque, sauf qu’au lieu de s’évader de celle-ci (les années 1980), elle la poursuit radicalement tout en en accentuant ses traits les plus saillants, et en éliminant ce que j’ai toujours trouvé horripilant chez ces musiques qui ne veulent pas mourir (la new-wave, la synth-pop) : les voix angéliques ras-la-casquette, les complaintes superflues et le cache-misère d’un temps qui n’avait déjà plus grand chose à dire – même si certaines scènes ont tout de même su maintenir ces esthétiques au sommet, je pense notamment à Interface dont j’avais parlé ici-même. Dans « En Vu-Mètre », morceau-témoignage, je sens au contraire chez Simone Krrr le désir de revenir à une parole sauvage qui n’a pas besoin de parler et qui veut synthétiser toute sa rage en quelques morceaux, avant disparition totale. Et puis que dire d’autre de cette époque, après tout ? La fiction qui rattrape démesurément le réel, la confusion des choses, la représentation comme alpha et oméga de l’époque. Pourquoi en rajouter lorsqu’il suffit de tendre l’oreille ? Beat techno perfusé à l’electro, guitares saturées, basses crachantes, arrangement à l’arrache, gribouillis sonores : lorsque j’écoute Simone Krrr, j’ai l’impression d’assister à un mariage funeste entre les premiers Autechre, Ultradyne au ralenti, Monique Wittig et Hypnobeat – une forme de sauvagerie impure, fluide et sans artefacts. 


Dans les crédits de l’anthologie Simone Krrr (1993 – 2003), dont seuls deux morceaux ont été mis en ligne (et il y en a deux autres présents sur des compilations Motherlode), plusieurs personnes de la scène rennaise nineties sont citées. Après un certain nombre de recherches infructueuses puis quelques mises en contact, je suis tombé sur Jean-Michel Ramon, le petit frère de Philippe Ramon, le premier producteur de Simone Krrr, qui s’appelait en réalité Simone Reijasse. Philippe était un vieux briscard rennais qui a bien contribué à la scène dans ces années-là, mais il est hélas décédé l’année dernière d’un cancer du foie. 

Son frère me répond depuis sa maison du Finistère, à deux pas du Méenez Hom. « Simone a toujours été une personne inclassable, évanescente, et surtout super énervée, tellement énervée qu’elle s’est pas mal isolée, à force » me confie Jean-Michel. « Après avoir écumé la scène punk rennaise, fait de la zik dans quelques groupes locaux, majoritairement masculins et majoritairement sexistes, elle a eu un grand ras-le-bol et s’est mise à composer toute seule, avec sa KR-55 et quelques synthés, dans sa cave de la banlieue rennaise. Au moins, là-dedans, on ne pouvait plus la faire chier. » 

Lorsque je lui demande pourquoi sa discographie est restée si réduite, Jean-Michel me répond qu’elle aurait toujours rechigné à sortir ses trucs, pour éviter de les graver dans le marbre, déjà, et aussi peut-être parce que les labels de l’époque ne voulaient pas de ses productions, jugées trop électroniques, pas assez punk rock. « Et puis certainement parce que c’était une meuf militante, aussi ». À vrai dire, m’apprend-il, c’était surtout une artiste de live, survoltée et spectaculaire. « Je me souviens d’une fois où y avait toutes les meufs de son collectif Rage Against The Machism à un concert où elle jouait. Des meufs qui d’ailleurs étaient aussi musiciennes, ou poètes, ou peintres, mais écorchées vives, tu vois, comme Simone. Un gars de la sécu leur a demandé de se calmer, car deux d’entre elles s’étaient mises à danser sur les tables et à balancer de la bière sur tout le monde. Eh bah illico presto le type s’est pris une chaise dans la gueule lorsqu’il a tiré le t-shirt d’une des deux, et c’est parti en baston générale, le tout avec Simone Krrr en fond sonore qui envoyait des pistes de batteries bien déglingos, bien cracra, bien Simone, quoi. C’était l’époque et c’était un grand crash-test. » Simone Krrr ne chante pas. Elle fait hurler ses machines, défonce les potards et casse ses cordes. On n’entendra jamais sa voix nulle part, sur aucun disque, ni aucun enregistrement. Son verbe, on ne peut que le connaître que dans les titres de ses morceaux : « Parité », « Non-binaire », « Socialism, One More Time » ou encore « Rape Jokes Aren’t Funny ». La dimension radicalement politique du geste de Simone Krrr, outre d’être une meuf de la techno/punk qui foutait un boxon pas possible à chaque concert, réside aussi dans le choix des mots, dont certains semblent visionnaires pour l’époque – le terme non-binaire, par exemple, qui pourrait autant évoquer la cadence instable des synthétiseurs analogiques que préfigurer le renouvellement des théories du genre des années 2000.

J’ai interrogé une ancienne de la scène rennaise souhaitant rester anonyme, mère d’une amie, qui a peut-être connu Simone Krrr mais ne s’en souvient pas vraiment. « Il y avait tellement de musique à l’époque, on n’arrêtait pas une seconde », m’explique-t-elle. J’apprends que le restaurant Au Liban, cité dans les crédits du Bandcamp, était le refuge pour toute cette scène en marge – les freaks, les meufs, les queers, les punks, mais aussi les militants anti-impérialistes, les autonomes et les drogués – et qu’au sous-sol y étaient organisés les concerts les plus incandescents de Rennes, mais aussi les plus secrets. « Si j’ai vu Simone Krrr jouer à un moment, ça devait forcément être là. Il y avait toute la scène rennaise un peu pétée du ciboulot, ici. » Aujourd’hui le lieu n’existe plus et a été remplacé par un O’Tacos (vérification Google Maps), mais la mémoire perdure chez Jean-Michel : « Mon frère y a organisé un concert anthologique et avait fait jouer Simone. Si tu viens à la maison je te laisserai fouiller ses archives, peut-être que tu tomberas sur l’enregistrement du concert. Bon ça sera forcément dégueulasse, mais au moins tu te feras une idée du truc live, quoi. » (Je n’ai pas encore pu passer chez lui mais il m’a envoyé la photo ci-dessous.)


Si Simone Krrr est encore en vie, Jean-Michel ne le sait pas. « Simone est comme une comète, un cœur hypersensible et écorché, et j’avoue avoir complètement perdu contact avec elle depuis que mon frère a arrêté de la produire, pour une raison qu’il n’a jamais vraiment communiquée – l’intime, le pro ? – mais ça ne m’étonnerait pas qu’elle vive quelque part au fond de la Bretagne avec son chien, sa boîte à rythmes, ses synthétiseurs et sa basse. Ou qu’elle soit juste morte depuis belle lurette sans que personne n’ait été mis au courant. » Quant à DJ Conséquences, le patron du label Motherlode, il aurait encore quelques sons en stock à sortir au compte-goutte, morceaux qu’il a lui-même trouvés dans les archives de Philippe, le frère disparu. Comme Simone.  

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