Don-E est un thérapeute R&B spécialisé dans les corps trop raides

Don-E The Lost Tapes
YouTube, 2017
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Musique Journal -   Don-E est un thérapeute R&B spécialisé dans les corps trop raides
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Mon rapport à la sensualité a toujours été plus ou moins contrarié : j’ai un corps raide, un esprit aux angles droits et une mauvaise lecture des courbes. La plupart de mes pas de danse ressemblent à un sketch de Gad Elmaleh, et il faut vraiment arriver tard dans la nuit pour que mon attitude corporelle se détende, avec une certaine maladresse. Tout ça ne m’empêche pourtant pas d’avoir une attirance constante, démesurée et parfois malvenue pour l’une des musiques les plus hyperlaxes et tranquillement bondissantes du spectre pop : la soul britannique que l’on entendait dans la première moitié des années 1990, infusée de R&B voire carrément d’acid-jazz, et représentée entre autres par Omar, Incognito ou Young Disciples.

Cette contradiction qui m’habite me rend donc toujours méfiant quand j’essaye d’arpenter ce terrain. Ma perspective de non-groovant pourrait m’amener à essentialiser un groove qui ne m’appartient pas, à le capturer avec des mots pour mieux éteindre une sensation qui me déborde par le corps. Mais il se trouve que j’ai récemment fait la rencontre d’inédits du chanteur et musicien londonien Don-E, acteur un peu oublié de cette scène, et que je ne peux m’empêcher de partager mon excitation à l’écoute de cet ensemble de titres. 

Depuis les nineties, Don-E est l’auteur d’une musique incendiaire, injustement méconnue et pourtant essentielle à la fabrique du son soul/R&B britannique de cette époque, à la fois accrocheur et sophistiqué. Fils de pasteur, il appris à chanter dans un chœur gospel et commencé sa carrière très jeune en signant un premier titre sur le prestigieux label Island en 1992, à 19 ans. « Love Makes The World Go Round » connaît un certain succès au moment où Gilles Peterson souffle très fort dans la bulle spéculative acid-jazz, via ses shows sur la radio pirate londonienne Kiss FM et son label Talkin’ Loud. On retrouve dans ce single les notes de tête presque envahissantes de la sauce Don-E, et son R&B mielleux mais musclé, mêlant rythmique digi-funk et renversements d’intervalles typiques de l’acid-jazz. 

Naviguant dans ce milieu londonien branché, le natif de Brixton sort deux albums sur 4th & Broadway et fait bientôt la rencontre du bassiste Stuart Zender. Ce dernier, biberonné plus jeune aux licks extravagants de Jaco Pastorius avec Weather Report, vient alors tout juste de prendre le train de Jamiroquai. En 1993 sort Emergency On Planet Earth, succès immense qui va rendre très mainstream le son jazzy et nonchalant du groupe de Jay Kay, pour lequel je ne cache pas une certaine affection, notamment sur ce live dans l’émission « Le Cercle de Minuit » sur France 2. Mais Zender ne va pas se contenter des tournées mondiales avec Jamiroquai : il choisit de mener en parallèle quelques side-projects, dont, justement, l’enregistrement d’un disque en duo avec Don-E sous le nom d’Azur, dont la sortie est annoncée sur le label du certifié bogosse D’Angelo – lequel joue même sur plusieurs morceaux du projet. L’album ne voit finalement jamais le jour et deviendra plus tard un peu mythique après avoir été mis en ligne dans une version à peine mixée (ici sur le Google drive d’un fan). Il faut dire que l’on entre là dans un monde d’exploration vraiment extrême du rare groove, ça syncope à tout va, l’univers est exagérément douceâtre et les transpositions tonales si innombrables qu’on se demande si on ne va pas avaler un petit Vogalib pour tenir le coup. 

Après cette expérience peu fructueuse, Don-E va néanmoins continuer inlassablement à signer des disques dans cette veine, avec plus ou moins de succès. De ses nombreuses sorties, je retiens « Call Me », morceau urbain, frontal et sulfureux daté de 1996, ainsi que « So Cold », issu du projet Azur justement, une sorte de ballade sur laquelle les curseurs de la mellowness nu-soul sont poussés au maximum, avec D’Angelo qui se la donne à fond sur son Fender Rhodes.

S’il est aussi claviériste pour quelques grands noms de la pop internationale, comme Peter Gabriel ou Grace Jones, le chanteur reste actuellement en activité. Sa présence sur les réseaux sociaux, comme celle de beaucoup de musiciens de sa génération, s’avère pour le moins intrigante, mais il continue à publier de la musique. 

Il y a quelques années, c’est donc via YouTube que Don-E a partagé The Lost Tapes. Il s’agit d’un ensemble assez hétéroclite de morceaux, probablement une sélection extraite de ses archives. Toujours est-il que j’ai été absolument charmé par les neuf titres de ce court opus. On y retrouve à la fois la patine de ses titres nineties, et, en même temps, la production maison rend le tout plus contenu. Il y a presque un côté bedroom qui fonctionne étrangement bien sur ce son qui, en général, ne s’interdit pas d’être léché voire pompeux. Don-E, plus séducteur que jamais, susurre et séduit, sur des instrus parfois maladroites, mais attendrissantes.

Ce qui me surprend, c’est l’entêtement total de Don-E à chercher, continuellement, les clés d’un groove qui semble pourtant si caractéristique qu’il pourrait vite s’épuiser. Sur « Blaqueman », c’est armé d’une bassline musclée, d’orgues syncopés et de cuivres synthétiques discrets qu’il tente de nous séduire. Le tout sonne comme un petit moment de génie produit sur GarageBand, sur lequel s’invitent même des guitares FM qui passent de justesse. Quand il tente de revenir au nexus acid-jazz de BG, comme sur « Fine By Me », c’est avec une section orchestrale de fortune, ce qui donne un charme désuet à son morceau. « It’s Ya Birthday » est un track d’anniversaire dans la plus pure tradition du « Happy Birthday » de Stevie Wonder ou du formidable « Birthday » des Destiny’s Child, sauf que Don-E s’autorise en ouverture un clin d’œil improbable à Luke du 2LiveCrew. Mais mon petit coup de cœur, c’est « Shell Down! », son univers funky digital et ses congas irrésistibles : je fonds comme une glace-fusée sous 40 degrés de soulfulness cheap et délicieusement cadencée.

Alors mon cher Don-E, je te pardonne ta carrière en dents de scie et tes explorations parfois surdosées en suavité, car à l’occasion tu parviens à donner un tout petit peu de souplesse à ma charnière dorsale. Dans certains moments d’égarement, tes susurrements célestes amplifient même la mobilité de mon bassin, et je m’y crois. Mon corps made in Poland, le temps d’un instant, s’extirpe de sa condition avant d’être rattrapé par la réalité de sa rigidité. C’est dans la fragilité de ces instants que je me dévoile, dans cette partition la plus improbable de moi-même : un lover R&B, volontiers jazzy, aux mouvements de poignets improvisés. Merci Don-E !

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