Science pop, voix d’ange et libido débridée : sur « R&B 2 Rue » de Matt Houston

MATT R&B 2 Rue
Barclay, 2001
Écouter
YouTube
Musique Journal -   Science pop, voix d’ange et libido débridée : sur « R&B 2 Rue » de Matt Houston
Chargement…
S’abonner
S’abonner

« J’avais les crocs ! » Un mois, ni plus ni moins : c’est le temps qu’il a fallu à Matt Houston pour concevoir R&B 2 Rue. Ce chiffre qu’il a répété à chaque interview minimise néanmoins le temps qu’il a passé à parfaire sa maîtrise des méthodes de production, à vivre les expériences qui ont apporté la matière première à sa plume et à apprendre de l’insuccès de Matt (1999), un premier disque un peu confidentiel, sorti trop tôt et trop vite. Si pour certains, le R&B français n’a existé que lors d’une période définie et aujourd’hui révolue, il est impossible d’en faire état sans mentionner R&B 2 Rue et ses nombreuses récompenses – il aura même fallu que les Victoires de la musique créent une nouvelle catégorie afin de l’honorer spécifiquement. Ainsi, les accomplissements de ce deuxième LP, plus que ceux de « Dieu m’a donné la foi » une demi-décennie auparavant, ont fait du R&B français la musique qui allait marquer le début des années 2000.

Oh oh, nigga laisse
Depuis que j’ai fait bouger tes fesses
J’ai peur que le quartier me délaisse (yo les gars)

C’est hip-hop de rue contre R&B
Ces négros testent, nous traitent de lovers, mais laisse

On reste solide dans notre bizness
Tous les jours j’le vis, alors j’en parle
J’me fous d’ce qu’ils disent oh oh

Aujourd’hui encore, la réception qu’a connue R&B 2 Rue apparaît comme une surprise. Loin d’être universelles, ses préoccupations étaient celles, bien spécifiques, de plusieurs artistes R&B de l’époque, lassés d’être toujours cantonnés à des positions peu épanouissantes sur les refrains de rappeurs. L’exaspération enflait, et Matt a semblé s’en saisir de manière organique, dans une réaction taquine que les rappeurs ne sont pas près d’oublier. R&B 2 Rue s’attaque à cette opposition entre un rap qui ne jure que par les leçons apprises sur le bitume, et le R&B perçu jusque-là comme son repoussoir : trop sensible, trop langoureux, trop vulnérable. Le rejet du genre par certains rappeurs ou amateurs de rap s’ancre de toute évidence dans un profond inconfort face à l’extériorisation d’une intimité qu’ils refoulent : les artistes R&B pouvaient bien figurer sur leurs refrains tant que la division des rôles restait claire, qu’ils pouvaient en définir le cadre et se réserver « l’insensibilité » attendue par leur audience. Or, à ces sceptiques, Matt déclare finalement : « Nous sommes comme vous, et nous sommes plus encore. »

R&B 2 Rue a été pensé comme un pont entre les deux genres, et une invitation à se remémorer leurs origines communes sur la piste de danse. Les références aux crooners de R&B et aux rappeurs de la côte Est étatsunienne s’y côtoient pendant que le grondement des percussions se mêle au timbre suave de Matt – qui a tout d’un rappeur tant qu’il n’ouvre pas la bouche. Le R&B et le hip-hop cohabitent harmonieusement, sans jamais tout à fait se dissoudre l’un dans l’autre. À tort, on a d’abord pensé que le single « R&B 2 Rue » donnerait un aperçu clair de la direction de ce deuxième disque aux airs de premier essai. C’était mal connaître la versatilité de Matt, qui se glisse dans la peau d’un griot en sneakers, comme s’il n’avait fait qu’attendre cette nouvelle plateforme pour partager ses nombreuses aventures.

Contrairement à Matt (1999) et à sa dépendance évidente aux recettes états-uniennes de la même période, R&B 2 Rue mélange les genres. R&B, rap, dancehall, 2-step, bossa nova… Les styles se juxtaposent avec grâce, bénéficiant d’une production homogène qui passe par des lignes mélodiques à la simplicité déconcertante, nécessitant peu d’arrangements. Les percussions syncopées, les mélodies légères et les lignes de basse jouées au clavier, les silences et l’espace laissé à l’expression vocale autorisent le timbre étrangement aigu de Matt Houston à s’affirmer, avec une délicatesse qui nuance sa masculinité affichée. L’atmosphère est souvent glaciale, à peine réchauffée par de courts riffs de guitares, tandis que la voix, rarement doublée au-delà des refrains, se déploie avec sobriété. À l’aube des années 2000, le disque se fait l’écho des productions minimalistes popularisées par R. Kelly, en alternative aux propositions exubérantes de Timbaland, de Darkchild/Rodney Jerkins ou des Neptunes. Sur ce type de productions « désencombrées », outre la dextérité vocale, ce sont les talents de conteurs des interprètes qui prennent naturellement une place plus importante. En suivant ce modèle, Matt dresse un décor en mesure d’accueillir des récits issus de ses souvenirs.

Qu’est-ce que je vais aller me faire chier à l’école 

Toute façon, il y a pas de place pour moi sauf en colle 

Dans une semaine j’ai mon merco
Alors que les autres c’est carte orange et métro
La nuit passe, les billets se multiplient
Je sais que c’est mal, mais j’ai pas d’autres moyens de survie
Alors bon dieu, oh laissez-moi m’en sortir

Les histoires de « Dans la peau d’un dealer » et « Elles » s’inspirent de son vécu. La première histoire est tirée d’une courte période de sa vie qui l’a néanmoins suffisamment marqué pour qu’il souhaite la raconter. Le titre dresse le portrait d’un dealer-malgré-lui, qu’on imagine seul dans l’obscurité, en train d’énumérer ses envies et ses peurs avec lucidité, au rythme d’une ligne de basse calquée sur des battements de cœur. Dans un autre genre, « Elles » emprunte son intrigue aux rivalités traditionnelles du R&B : trois protagonistes, deux rivaux, une seule issue. Seulement, la situation prend une tournure particulière lorsque Matt réalise qu’il n’y a jamais vraiment eu de dilemme : sa femme préfère être avec une femme. Même si le titre se veut progressiste, normalisant les relations homosexuelles, il souffre de ses propres biais : « Mais pourquoi une femme, je ne comprends pas? / Il y a tant d’hommes sur Terre / J’aurais encore préféré ça ! » : moins d’hétéronormativité, pourquoi pas, sauf si c’est à ses dépens.

Avec la multitude de sujets qu’il aborde, R&B 2 Rue peut s’avérer déboussolant. On passe des backstages d’une salle de concert aux ruelles désertes de Paris, en survolant parfois les eaux turquoise des plages de Grande-Terre en Guadeloupe. C’est un album riche, presque pop par sa capacité à offrir quelque chose à chaque public, mais qui doit sa consistance à un même motif : l’expression impertinente de sa libido par Matt. Elle se manifeste dès sa première prise de parole sur le disque : « Je kiffe quand tu mouilles pendant mon show / Lady monte sur scène n’aie pas peur » (« After Show » avec Ill des X-Men). Cette ambition décomplexée de quête des plaisirs charnels distingue Matt de ses pairs. À cause des liens forts qu’il partage avec le rap, le R&B français a longtemps hérité d’une forme de conservatisme qui limite son épanouissement érotique. Les rares fois où l’acte sexuel est évoqué, les artistes le couvrent d’une armure respectable. Quand les Poetic Lover le chantent, ils sont vêtus de costumes trois-pièces et parlent de « faire l’amour ». Les artistes féminines, quant à elles, s’en tiennent généralement éloignées, et lorsqu’elles s’en approchent, comme K-Reen, l’acte n’existe jamais sans le partage de sentiments. Cette absence presque anormale du coït pour le coït dans le R&B français constitue l’un des points de rupture avec son homologue états-unien qui, à la même période, regorgeait de références et d’artistes revendiquant leur sexualité. À quelques exceptions près, le R&B français est un brin coincé, et avant Matt Houston, personne ne s’était emparé de cet érotisme de manière si franche, pour en dresser les contours à l’aide de fantasmes, d’inflexions de la voix, de paroles suggestives et crues.

« Cherry Lane » est l’une des plus belles incarnations de cette attitude. Empruntant son titre à une chanson de Jean-Michel Rotin, « Cherry Lane » est également le prénom d’une jeune femme déçue en amour que Matt souhaite réconforter :

Oh Cherry Lane, appelle si tu as besoin de moi Tu n’as qu’à dire un mot
Si tu veux d’un ami n’hésite pas
Oh je serai là…
Oh Cherry Lane, appelle si tu as besoin de moi

Tu n’as qu’à dire un mot

Si tu veux d’un ami n’hésite pas
Oh je serai là…

La proposition a l’air inoffensive et désintéressée, comme si Matt proposait une épaule attentive sur laquelle se reposer. Mais apposée à l’ambiance lascive portée par des synthétiseurs bouillonnants, l’innocence s’estompe pour faire place à une promesse moins pieuse. Matt susurre « Cherry Lane » comme s’il animait et promouvait sa propre ligne de téléphone rose. Cherry Lane ? Cherry Line ? La ligne de Cherry ? Le doute s’installe sur ses réelles intentions et l’ambiguïté accélère les pulsations. On est libre d’imaginer ce que l’on veut, et c’est le but du jeu. Matt sait comment transmettre le désir sans le révéler au grand jour, tout comme il croit en l’importance de l’exprimer frontalement par ailleurs, comme sur l’avant-gardiste « Cybersex » ou encore sur « Cendrillon du ghetto ». Sur le dancehall minimaliste de ce dernier morceau, second clin d’œil aux origines guadeloupéennes de Matt, on pense d’abord à un nouvel hymne destiné à une femme au centre de ses obsessions, alors qu’il est en réalité question de son propre désir, de ce que lui ressent en sa présence. Que R&B 2 Rue représente pour beaucoup, et jusqu’à aujourd’hui, la quintessence du R&B français et de son « âge d’or » signifie que ce son-là était déjà dans l’air du temps. Il n’attendait que l’occasion d’être enfin remarqué par l’industrie et le public français – non plus comme du « Groove » ou sous l’égide d’une quelconque appellation marketing hors-sol, mais bien comme un R&B qui n’aurait pas à rougir de son modèle (et que l’on gagne dès lors à écrire R&B, plutôt que sous la forme fâcheuse « R’n’B »). Faire de cette musique un nouvel étalon pour la musique populaire en France tenait presque de l’exploit, une prouesse redoublée par le respect qu’affiche le disque pour toute une lignée de gestes artistiques. S’il est arrivé au bon moment, et a bénéficié de ce qui avait déjà été construit avant lui par d’autres, son succès dépasse néanmoins le simple concours de circonstances. Obtenir un tube peut relever du hasard, en aligner une série traduit une méthode, voire une éthique de production : chez Matt Houston, elle tient à une plume versatile, à une connaissance fine des évolutions du son R&B, et à une manière de parler de sexe frontalement et sans rougir.

Amour, scat et musique improvisée avec Julie Tippetts et Keith Tippett

L’amour comme improvisation permanente, et la musique improvisée comme lieu d’amour : Mathias Kulpinski nous entretient du couple formé par les Britanniques Keith Tippett et Julie Tippetts et d’un disque enregistré par eux deux à la fin des années 1980, plein de scat céleste, d’instruments frappés et de tension amoureuse.

Musique Journal - Amour, scat et musique improvisée avec Julie Tippetts et Keith Tippett
Musique Journal - Jaap Drupsteen a défriché à la fois le jazz de synthèse et l’art du VJing, mais personne n’a trop l’air de se souvenir de lui

Jaap Drupsteen a défriché à la fois le jazz de synthèse et l’art du VJing, mais personne n’a trop l’air de se souvenir de lui

Avant tout graphiste, vidéaste et auteur de nombreux habillages pour la télévision néerlandaise, Jaap Drupsteen a exploré dans les années 1980 une forme de jazz digital directement connecté à sa pratique de vidéo-jockey. Au terme d’une session digging niveau spéléo, Mathias Kulpinski est tombé sur des créations sonores inédites de ce Batave oublié et devine en elles un nouveau (quoique ancien) futur pour le jazz : le cloudjazz ?

Comment réussir son divorce : les conseils de Syreeta et Stevie

Divorce, tendresse et harmonie transcendantale : on écoute le merveilleux premier album de Syreeta Wright, co-écrit avec son ex Stevie Wonder.

Musique Journal - Comment réussir son divorce : les conseils de Syreeta et Stevie
×
Il vous reste article(s) gratuit(s). Abonnez-vous pour continuer à nous lire et nous soutenir.