L’album d’Afrodiziac constituait une superbe et incontestable preuve de l’existence du R&B français

AFRODIZIAC Ad Vitam Aeternam
Columbia, 2001
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Musique Journal -   L’album d’Afrodiziac constituait une superbe et incontestable preuve  de l’existence du R&B français
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LS et Shuga n’ont jamais voulu ressembler à personne. La recherche de singularité n’a cessé de motiver leurs choix : celui de former un duo de chanteurs-rappeurs à l’heure où les groupes vocaux masculins devenaient la référence en France, de proposer un premier single, « Trouve-moi un job » (1998), à l’accent politique marqué, ou encore de combattre toute catégorisation hâtive de leur musique. Après un début de carrière chacun de leur côté, les deux cousins se sont associés pour former Afrodiziac, un projet dans lequel ils se sont investis avec une passion qui a failli mettre fin au groupe à peine sa carrière commencée : le jour où Delabel leur annonce – au dernier moment – le report de la sortie de leur premier album qu’ils sont en train d’enregistrer, les deux artistes remontés se rendent dans les locaux de leur label pour en découdre. Pour eux, pas question de subir sans répliquer. Aussi irréfléchie qu’elle puisse paraître rétrospectivement, cette réaction constitue l’un des rares moments où des artistes R&B se seront opposés, y compris physiquement, aux injustices alors courantes dans le milieu.

Toujours est-il que ce jour-là, le projet Ad Vitam Aeternam meurt une première fois. L’histoire se répète près d’un an plus tard, alors que le duo est passé chez Columbia : que la major considère le disque terminé, là où les deux artistes estiment que les concessions musicales successives ont abouti à un projet trop prévisible. Faut-il voir dans ce nouveau revirement une passion pour le sabotage ? On peut aussi bien y lire une forme d’exigence et une confiance en leur intuition, qui se fonde sur l’envie de proposer un LP aux intentions R&B assumées. Les quatre années qui séparent la conception du premier single (1997) et la sortie officielle de leur premier album distribué (2001) peuvent apparaître comme une période relativement longue, mais elles traduisent aussi le temps qu’il leur aura fallu pour créer, échouer, mûrir et réessayer.

Aux commandes de la direction artistique de ce premier disque, on trouve le duo lui-même, entouré de plusieurs musiciens, ainsi que de Jean-Marc Volnin, alias Cool Jam, l’ami de longue date de LS. L’idée est d’aboutir à une nouvelle version de l’album, plus organique que la précédente, accueillant des instruments et des collaborations avec leur cercle rapproché. Le résultat, entre R&B classique et « néo-soul », n’a pas d’équivalent dans le R&B français de l’époque. Reposant essentiellement sur l’alchimie évidente entre LS et Shuga, Ad Vitam Aeternam incarne l’équilibre idéal de leurs énergies : la voix bardée d’émotions et la fougue de LS, mêlée au timbre suave et à l’attitude décontractée de Shuga. Cet équilibre se ressent aussi dans une écriture honnête, compatible avec leur recherche d’authenticité, et qui puise majoritairement dans leur quotidien de jeunes aux riches vécus. Ce sont deux banlieusards assumés, initiés aux règles de la rue, mais qui n’en ont jamais tiré aucun orgueil :

Même si les majors compagnies
Veulent que je chante du bluff
Écoute ce que je leur dis s’ils sont pas down with us

Si ma musique ne t’intéresse pas, j’en ai rien à foutre

Car c’est juste pour mes reufs, pour mes reus

Si ma musique ne t’intéresse pas, j’en ai rien à foutre

Car c’est juste pour mes reufs, pour mes reus

Ad Vitam Aeternam s’ouvre sur « Sale attitude », une collaboration accueillant Jango Jack, Singuila et Naty, plusieurs artistes R&B qui ne tarderont pas à se tailler une place dans le paysage musical français. Leur message, agrémenté d’un sample de Booba (extrait de « Les vrais savent » de Lunatic), est plutôt explicite et s’adresse aux maisons de disques et peut-être en partie au public frileux de leurs expérimentations, puisque le tout se passe sur des basses opulentes empruntées au 2-step. À cela s’ajoutent les egotrips afrocentrés de Shuga – « Juste de l’afro… diziac pour tous mes pains-co / Laidback attitude, laisse-toi prendre par l’attitude / Tout ce qui sort de mon son tu gouttes à ma négritude » – et de Singuila, qui s’autorise une phrase en lingala. Affichant leur position face à l’industrie du disque et offrant un tremplin aux autres talents qui les entourent, le titre entretient l’image rebelle du groupe, mais apporte aussi, s’il en fallait une, une justification au « Afro » d’Afrodiziac.

« Sale attitude » fait figure d’exception dans son expression du rejet des conventions de l’industrie. Le reste du disque se partage entre démonstrations de style, chroniques de relations et de déboires amoureux, questionnements existentiels, et récits de vie, celle de gaillards qui ont fait les quatre cents coups. Sur ce plan, « Laidback » et « La R.U.E. » se répondent. Le premier pourrait être une suite de leur single « Trouve-moi un job » et en représente la solution retardée :

« Trouve-moi un job » (1998)

Mais sans emploi le seul mode d’emploi que tu vises

Le ness-bi malgré tous ses risques que je décris

Écris ce que je vois lorsque je suis hors de chez moi

Prends ma démo comme une info
Comme une requête en quête d’une vie

Meilleure dans un monde meilleur

« Laidback » (2001)

Comme tous les jeunes de la rue
Je ne veux pas rester inactif
J’évite les chemins classiques,
Ne vit que pour la musique
Si j’entreprends la chose, je préfère la faire bien

Prendre mon temps car l’avenir m’appartient

En contrepoint, « La R.U.E. » le morceau le plus long de l’album, constitue un coup d’œil dans le rétroviseur. Avec son solo de flûte mémorable, il présente un hommage touchant à leurs expériences passées. Pour ces introspections qui prennent place sur fond d’un jazz plutôt lisse et accessible, c’est Shuga qui mène la danse et pose avec sa nonchalance signature. Son ton est rassurant, comme celui d’un ancêtre qui raconte ses vieilles histoires dans le coin d’une pièce éclairée à la bougie :

Tout ce que m’a offert la rue,
Des amis sur lesquels je pensais pouvoir compter

Des ennemis que mes mains ne peuvent plus compter

Des jeunes loups affamés qui pour s’la raconter Sont prêts à t’racketter t’manquer de respect
Y a plus d’paix c’est la guerre dans la rue
On prend son pied, on s’marche des-
sus, souvent de peur de n’pas être vu
Tout le monde cherche à y être reconnu
Mais si peu d’noms sont retenus
Trop d’faits divers, la rue n’est plus ce qu’elle était

Ça crie, ça hurle, ça part en couilles,
Tout le monde se rue
Ça sort les armes pour des duels
Qui n’en finissent plus
Elle m’a offert ce que je suis,
Elle m’a appris ce que je suis
Mais j’lui en veux pour les amis qu’elle nous a pris

Si Ad Vitam Aeternam paraît quelques mois seulement après le raz-de-marée R&B 2 Rue de Matt, il présente une démarche assez distincte. Afrodiziac ne se sent pas obligé de revendiquer ses origines pour mériter sa crédibilité « de rue », et les incarne sans se laisser intimider par les attentes qui lui sont associées. Le groupe se montre libre de passer du réalisme de « La R.U.E. » au dévoilement intime d’un titre comme « Inconscience ». Si la maîtrise des essais à l’ambiance « club de jazz » revient à Shuga, le plus crooner du duo, ce sont les titres les plus club qui conviennent le mieux à l’approche vocale de LS. Aux côtés de « Rester le même », le plus entêtant d’entre eux est « Toi + Moi », une collaboration avec la chanteuse Janahé et le MC anglais Manic B. Ce titre, qui sera le single du disque, décline auprès du grand public français familiarisé au 2-step garage R&B-isé de Craig David une tendance qui a déjà envahi les clubs anglais depuis une demi-décennie. L’histoire d’amour shakespearienne de « Toi + Moi » fournit un bon prétexte pour expérimenter avec le dosage subtil qui constitue la recette d’Afrodiziac : LS et Janahé abordent les couplets avec l’engagement nécessaire, Shuga se balade sur les pré-refrains avec un cool imperturbable et prend en charge les ad libs, tandis que l’outro de Manic B. parachève le tout. Pour le reste, l’album perd parfois en précision : il arrive ici et là que la production vocale s’épuise en circonvolutions, ou que les rythmes s’alanguissent jusqu’à frôler la monotonie, mais jamais au point de nuire à l’impression d’ensemble.

Et si l’existence d’un R&B français – et non un R&B en français – ne tenait en définitive qu’à l’intention farouche des artistes d’en faire leur langage de prédilection ? Afrodiziac aura tenu à s’exprimer en R&B.

D’entrée de jeu, Ad Vitam Aeternam annonçait, par son titre, une ambition sans limites, la volonté infinie d’exister et de produire sans faire de concessions, pour soi-même et pour en inspirer d’autres. Ce disque restera pourtant le seul et unique album d’Afrodiziac, relativement méconnu par le grand public, mais cher au public d’amateurs et amatrices de R&B – peut-être qu’après tout, la quête d’authenticité a bien un prix.

NB : ce texte est un extrait de Sensibles, publié en 2023 aux éditions Audimat

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