Je ne fréquente plus les magasins de fast-fashion depuis bien longtemps maintenant, mais pour les besoins d’un tournage à la fin de l’été, j’ai dû passer de nouveau les portes automatiques d’un Bershka afin d’y acheter quelques accessoires de jeu. M’y rendre à deux reprises, sans jugement (je ne venais pas acheter des vêtements pour moi) et l’esprit tranquillisé, très loin de toute velléité d’allégeance à ce réseau complexe de signes et d’attributs, m’a permis de redécouvrir cette boutique, non plus de manière prosaïque comme l’endroit où l’on vient se fournir en nouvelles fringues, mais pour ce qu’elle est, si j’assume la spéculation : à savoir un haut lieu – sinon le premier – de sociabilité adolescente.
Et en flânant librement, oserais-je dire, dans les allées du Bershka de Châtelet-les-Halles, ce qui m’a surpris au plus haut point s’est d’abord imposé à mes oreilles pourtant engourdies – la faute au niveau -3 des Halles où les rumeurs ouatées de chamaillerie entre les êtres et les objets sont des plus incommodes. Je viens d’une époque où l’un des risques les plus patents pour les artistes, notamment masculins, et même si cela dénote plutôt d’une force de frappe médiatique spectaculaire, était de faire de la musique qui ne serait bonne qu’à passer dans les H&M. Donc de la musique passe-partout, fondamentalement plate et sans aspérités, qui viendrait glisser et se répandre sur l’auditeurice de la même manière qu’elle coule et se réverbère sur les surfaces lustrées et blanches des espaces marchands. Ici, rien de cet ordre. Pas de type-beat, ni de musique d’ameublement, mais du 2-step et du garage, donc des rythmes brisés, tordus, qui viennent heurter et complexifier l’expérience consommateur ! Ce n’est évidemment pas l’équipe du Bershka de Châtelet qui diffuse ses playlists personnelles de façon informelle, mais bien un partenariat privé des plus questionnables entre NTS et Bershka qui explique cela. Mais ce n’est pas vraiment l’objet de ce texte.
À un moment, et alors que je faisais la queue à la caisse, je suis restée complètement interdite à l’écoute d’un track en particulier. Il s’agit de « 8 Days A Week » du duo britannique quelque peu oublié Sweet Female Attitude. Et même si les voix de Leanne Brown et Catherine Cassidy se firent avaler par l’espace sonore ô combien saturé du Bershka, les pulsations accidentées du morceau m’ont mis dans un état de joie assez inédit pour ce type de lieu. Je me suis remémoré leur tube absolu « Flowers », à l’origine une ballade R&B, mais dont le remix garage a été certifié, pour situer un peu, deux fois disque de platine en 2000. Ce morceau qui me semble condenser (je m’avance peut-être, je n’étais pas là pour l’attester) une certaine expérience de la jeunesse et de la féminité à l’orée du nouveau millénaire, s’avère avoir été samplé vingt ans plus tard dans le premier tube d’une pop star qui concrétise et exemplifie, j’ai nommé « Pain » de PinkPantheress, une même expérience de la jeunesse et la féminité (là, j’en suis un peu plus certaine) et contient même un sample clairement anti-fun d’une Gymnopédie d’Erik Satie qui (mais là, c’est plus glissant) m’a toujours évoqué en creux une tristesse banale, voire une insignifiance de l’existence qui parle tout particulièrement aux plus jeunes d’entre nous.
En vingt ans, si la musique n’a pas changé, les jeunes filles non plus. La rétromanie s’applique-t-elle aussi aux personnes ? En tout cas, elle s’applique à leur accoutrement (sourcils épilés, baggys, baby tees) et me rendre chez Bershka m’en a donné la confirmation. Et parce que les discours autour de leurs corps n’ont certainement pas changé, eux, alors les jeunes filles voient toujours en Bershka (franchise qui affiche à peu près le même âge que Sweet Female Attitude) et ses tissus infinis, ce qui leur permettra de recouvrir et transfigurer leur enveloppe corporelle, elle aussi, systématiquement détestée. La superposition pour l’instant théorique du 2-step et de la fast-fashion comme un apprentissage forcé de la féminité, me donne envie de continuer à penser conjointement la musique et le tissu. Les deux sont des patterns, donc des contraintes ou des bases à partir desquelles on cherche à se mouvoir et interagir avec les autres. Ce 2-step droit et fier, qui est la bande-son du magasin le plus synthétique de France, a tendance à fouetter, musicalement parlant. Il sent le polyester, le déodorant ; effluves douces-amères de l’adolescence.
Plus loin, il me semble même que ces lieux de sociabilité que sont les magasins de fast-fashion constituent, peut-être, la première incursion des jeunes dans un espace qui tendrait à se rapprocher de celui du club. La promiscuité forcée avec d’autres êtres que tu ne connais pas mais que tu scrutes ; la queue pour atteindre les cabines d’essayage qui se confond à celles des toilettes – dans les deux cas, ta bestie te tient la porte ; les allées centrales qui remplacent l’espace de la piste dans lequel se donner à voir ; l’ombre du rappel à l’ordre qui plane (image déchirante d’une jeune fille piquée en train de voler des fringues, coincée entre flics et vendeurs dans une petite salle sombre en marge des cabines d’essayage) et puis les rencontres, tout simplement ! À Bershka, j’ai pu assister à des instants de dragouille adorables où tous les prétextes sont évidemment bons pour se frôler la main ou se lancer des piques. À mon époque, les mecs n’allaient certainement pas passer leur samedi après-midi dans les magasins et aimaient bien dire qu’ils s’en foutaient. Aujourd’hui, les choses ont un peu changé, à l’image de notre ère plus fluide où les schismes entre les genres restent à l’évidence marqués, mais que certains intérêts matériels se recoupent.
Et en écoutant en entier l’album de Sweet Female Attitude, In Person, j’ai compris que Brown et Cassidy ne parlaient que de ça : cette espèce de conscience très aiguë de ce que l’on doit s’imposer moralement et physiquement en tant que meufs pour évoluer avec les mecs, à un âge où l’on ne peut qu’en avoir la prescience et l’intuition, et que la suite de notre existence n’est finalement que la confirmation de ce qu’on savait déjà sans se l’être jamais formulé. Ce qui est m’est apparu comme particulièrement triste, c’est comment jamais aucune porte de sortie ne semble envisagée, si ce n’est celle de la résignation. Mais peut-être est-ce seulement parce que j’ai atteint un âge où les rituels d’humiliation de l’adolescence sont enfin derrière moi et que j’entretiens un rapport d’étrangéification vis-à-vis de la pop inversement proportionnel à la quiétude ressentie dans la « vraie vie » sur ces questions d’amour et de souffrance, qui me donne l’impression d’une musique coincée dans un affect très situé « tarif jeune 12-25 » mais ne manque pas de me rappeler que j’ai pu être cette personne-là, et que j’en porte, quelque part, toujours les stigmates. Il n’y a qu’à prendre les paroles de « New Love » c’est absolument déprimant : « No matter what your age / Story’s still the same / Cause everyone has lonely time / Searching for that someone right / I thought I found the one / But now the boy is gone / And so’s the future that I’ve planned / Please help me understand ». Je dirais que cette musique donne de la force à un endroit très particulier – la tonicité des productions – autant qu’elle déprime, comme Châtelet, dont la forme avec ses niveaux qui tourbillonnent sans fin m’évoque celle d’un cerveau accueillant, qui en ferait à la fois le lieu le plus hospitalier et le plus isolant de Paris.
Malgré cette déprime passagère, il y a quelque chose de très rassurant à entendre les voix apathiques de Brown et Cassidy sur ce type de productions garage – qui ne sont par ailleurs pas majoritaires sur l’album, mais ça j’y reviendrai. Être au contact d’une voix sans découpe (ou à peine), sans staccato, sans défiguration, est assez inédit pour moi qui me suis énormément nourrie du style hoquetant et cryptique des productions vocales de Todd Edwards. Les mots de Simon Reynolds à l’égard de cette entreprise qui cherche à renverser ce qui est pourtant indéniable, à savoir la « voix conçue comme expression d’un sujet humain entier » m’ont beaucoup marquée. Ici, les remous, les peines du sujet, son individualité et son caractère passent avant le groove, le rythme et les effets et ça s’en ressent quelque peu à l’écoute de l’album : les organes débordent. Il y a même cette phrase un peu aberrante dans le morceau le plus dansant de l’album : « I always thought I had two left feet / Couldn’t find the right beat, never thought » ; cet aveu d’échec, cet écart contradictoire entre les paroles et la musique qui a sans doute dû favoriser la chute du groupe, pressurisé, notamment sur leur apparence et dont reparle aujourd’hui Brown avec amertume : « We were marketed as ‘real-sized girls,’ because at the time in the ’90s, it wasn’t the thing to have any girl over a size eight [U.S. size four] in front of the camera. » Avant, comme aujourd’hui (« No matter what your age / Story’s still the same ») et c’est ce que me renvoie au visage ma balade dans les allées marchandes : le corps des jeunes filles ne leur appartient pas.
Pour ce qui est du reste de l’album, à la manière d’un pot-pourri de toutes les sonorités de l’époque, cette pop joyeuse et sombre à la fois, alterne entre le R&B très Destiny’s Childien (la manière de poser sur « A Rose » tient de la copie carbone), la ballade et le tube pop un peu empowering comme on pouvait en entendre dans les génériques des films pour ados à la même époque. Et même si prises individuellement les pistes ne sont pas toutes hyper mémorables, il y a quelque chose de très tenu à l’échelle de l’album, qui se situe à l’endroit de la coexistence du chant et de la ligne mélodique qui se placent au même niveau. Ils cheminent parallèlement sans qu’aucun ne faiblisse devant l’autre, ne se courbe, pour éructer fièrement.