Le dernier article de mon collègue Mathias sur la pratique jazzy-audiovisuelle du Néerlandais Jaap Drupsteen, à la fin duquel il lançait comme ça, sans prévenir, le terme de cloudjazz, m’a décidé à vous exprimer des réflexions, impressions et intuitions plutôt diffuses que je trimballe depuis pas mal dans de temps dans ma caboche. Celles-ci ne sont cependant pas encore claires même pour moi, aussi vais-je exposer tout cela avec une simplicité abrupte et systématique qui, je l’espère, nous sortira du brouillard au fur et à mesure.
Ainsi :
1/ En l’an de grâce 2000, Henri Salvador sort l’album Chambre avec vue d’Henri Salvador. C’est un retour aux affaires pour le chanteur, mais aussi un renouveau stylistique très cool et feutré, loin de l’humour parfois un peu lourdingue auquel on pouvait associer l’artiste.
2/ Le single éponyme est composé par Benjamin Biolay et Keren Ann et son clip se compose en grande partie de prises de vue aériennes et lointaines de paysages idylliques en haute définition (pour l’époque). Ces images hautement retouchées, les apparitions du chanteur calé dans un avion de synthèse, les paroles et les arrangements du morceau, sa vibe : tout cela hurle, métaphoriquement et littéralement, cloud.
3/ Pendant plus d’une décennie, entre 1996 (Bevilacqua) et 2008 (Aimer ce que nous sommes), Christophe Bevilacqua ride sur la crête de la somptuosité. L’apogée est atteint juste après le nouveau millénaire : en 2001, Comm’si la terre penchait, drame subliminal ; retour aux concerts avec des spectacles mythiques et mystiques sur la scène de l’Olympia, en 2002. Un double album et un DVD sont publiés l’année suivante : Olympia 2002, donnant à entendre et à voir ces performances (deux, condensées).
4/ Les pochettes du dernier disque cité et du premier se répondent d’une manière que je trouve extrêmement troublante.
Peu de liens logiques ou causaux lient la pratique de Jaap Drupsteen et les retours gagnants et millénaristes d’Henri Salvador et Christophe. Entre le second et la troisième, il y a bien sûr cette concomitance temporelle, augmentée par le fait que mon père a rincé ces disques d’une manière pas du tout raisonnable ; mais il y a aussi une même façon pour les deux chanteurs d’être toujours à la lisière du grand public chansonnier français, des figure d’étrangers du dedans, de l’à-côté.
Ce qui les fait résonner avec l’artiste néerlandais dans ma psyché est plus substantiel que formel, beaucoup moins tangible, dans tous les sens du terme. Ces trois objets sont cloud – je pense que l’on peut faire tomber le qualificatif jazz, maintenant –, chacun à leur manière, préfigurent la vaporisation reconfigurative que nous ne cessons de vivre. Par l’image, par le sons, ils sont des nuages donc, mais aussi des évaporites dont la forme et la cohérence sont à la fois instant et concaténation.
Si la chanson d’Henri Salvador m’a marqué, c’est surtout son vidéoclip qui a déclenché chez moi cette sensation étrange d’une anticipation impossible et improbable. La coïncidence audio/visuelle ne recherche en effet à aucun moment cette authenticité surjouée qui dirait qu’Henri chante depuis quelque part, pour quelqu’un, avec toute son âme. Ce dernier observe depuis la troposphère des tableaux publicitaires impossibles, d’une manière détachée ; ce n’est pas du monde dont il parle, mais de son image. Cette distance est peut-être ce qui définit essentiellement la chanson, mais ici je trouve la médiation révélatrice de quelque chose qui n’apparaîtra que bien plus tard.
Le concert enregistré de Christophe a pour sa part imprimé sa marque avec force sur mon écoute et mon imaginaire – peut-être même plus que Comm’si la terre penchait, à ce jour mon œuvre préférée du chanteur, et dont pas mal de chansons sont d’ailleurs présentes dans la tracklist de ce second live à l’Olympia ; « Comme un interdit », « La man » ou « Elle dit, elle dit, elle dit… », que je vénère, y sont interprétées magistralement. Sa poésie développe sa versification, sa prosodie, son rythme. La question des rimes y est absolument secondaire : ce qui compte, ce sont les images une fois encore, qu’il transcende et réagence à sa guise pour faire émerger une réalité où les nombreuses références pointent irrémédiablement en sa direction.
La version originale de Olympia 2002 est malheureusement difficile à choper sur le net, et nous devrons ici nous contenter de la version tronquée, avec un seul CD, qui purge une partie des titres, un véritable blasphème. Les vidéos (j’imagine que c’est ce que comporte le DVD) sont bien aussi : elles donnent à voir une personnalité sur laquelle le temps n’a pas eu prise, force motrice de sa propre légende. Un perso cinéphile et synthéphile d’une manière pas du tout mesurée, du genre à collectionner les bobines originales de films de Fellini, se repaissant du passé, pour s’élever.
Lui comme Henri sont des entités dont l’état s’est progressivement transformé, pour devenir des amulettes vivantes. Ils sont devenu sémantiquement vapeur. C’est peut-être ça l’essence du cloud : une altération de la persona et du signifiant permettant de traverser les frontières esthétiques et les époques, de se rendre en personne dans cet en-dehors pourtant impossible.