Je me suis souvent demandé ce que pouvait être la pop noire britannique et je pense que la mixtape Black British Music de Jim Legxacy peut nous éclairer en ce sens. Sortie chez les géants de XL Recordings, c’est la quatrième tape et la plus aboutie de ce Londonien qui n’est plus tout à fait un inconnu, puisque son travail sur la prod de « Sprinter » de Dave et Central Cee lui a permis de grattouiller la bulle du mainstream, mais qui n’est pas encore incontournable non plus. C’est dans cet espace entre pop et underground que se situe sa nouvelle sortie, qui contient du rap, du rock, du R&B, de l’afrobeats, mais qui ne nous permet pas d’identifier précisément ce dont Jim Legxacy parle quand il utilise le terme « Black British Music ». Du coup, il faut jouer à un jeu dangereux pour ceux qui aiment avoir toujours raison : émettre des suppositions.
En feuilletant quelques interviews et articles, on peut déjà poser ceci : il s’agit d’un jeune homme pris dans une double identité, simultanément exposé à une monoculture britannique et baigné par sa famille dans une culture afro-diasporique. Différent de ses parents nigérians, car plus britanniques qu’eux (en interview, il dit être le premier Britannique de sa lignée), mais pas exactement l’enfant anglais lambda. On sent que Jim a toujours été le weirdo du groupe, pris dans ses pensées, du genre à écouter la musique cheloue que ses potes zappent. Soit un profil pas très éloigné de celui de Tyler The Creator ou de Childish Gambino aux États-Unis, des black kids passionnés de cultures associées aux blancs, et qui se retrouvent parfois à devoir défendre leur authenticité noire, supposément amoindrie par leurs goûts et leurs choix. Dans « father », Legxacy glisse ainsi « On the block I was listening to Mitski », sachant qu’on imagine assez mal les chansons de l’indie rockeuse américaine résonner dans les rues de South London. Et pourtant nous y sommes.
En écoutant Black British Music, j’ai d’abord eu la sensation d’entendre un disque de britpop. Une ballade tire-larmes comme « Issues of trust », ou « 06’ wayne rooney », cavalcade rock très sur-le-chemin-du-lycée, collent bien au genre sur le plan sonore. En revanche les textes s’en éloignent : ici pas trop de pubs, de thé, ni de parks ou de landlords, et encore moins d’esprit « Cool Britannia » ou de guéguerre Oasis/Blur validée par Tony Blair. Jim Legxacy raconte plutôt son expérience Black British, en utilisant abondamment son vécu. On retrouve alors des thèmes déjà entendus dans la grime et la drill anglaise, et une interrogation quant au regard fétichisant porté sur les Noirs ayant grandi dans le hood, hantés par un dur passé et dégageant une aura de survivant. La mise en perspective de bons souvenirs d’enfance, enfouis sous les amitiés décimées et la violence adulte.
L’illustration parfaite de cette rengaine est le susmentionné « 06 Wayne Rooney », dont les textes opposent deux destins possibles, la prison ou l’université, en ajoutant un grinçant « Ils dansent dans le club au son de nos chants guerriers » – une référence à la grime, une forme propre aux quartiers de Londres majoritairement peuplés de jeunes Britanniques noirs, qui dès les années 2000 faisaient de leurs souffrances des anthems taillés pour les dancefloors. D’ailleurs, s’il y a un cool britannique qui au cours de la décennie passée a fait rêver l’étranger, c’est bien celui de Novelist, Skepta et Stormzy, soit des hauts gradés de la grime qui surfent sur des prods électroniques. Citons aussi, bien sûr, les buteurs de la UK drill – Harlem Spartans, Digga D, Skengdo x AM… – qui ont poussé le genre à 140 BPM et en ont là aussi fait un son de club. La décennie 2020 venue, le bâton de cette nouvelle Cool Britannia est ainsi parvenu entre les mains de la dance music anglaise et d’un continuum hardcore qui vit un revival persistant, plus long que les périodes initiales qu’il réactive. Et toutes ces cultures ont d’abord été des cultures de marge, principalement portées par des artistes afro-britanniques. De la Black British Music, littéralement.
Pourtant il n’y a pas de club music anglaise dans cette mixtape de Jim Legxacy. Pas de grime non plus, à l’exception d’un petit clin d’œil dans « 3X ». Les instants rap du projet se situent dans la continuité de ce que fait la scène british alternative depuis quelques années et dont les héros s’appellent YT, Fimiguerrero ou Lancex Foux – tous afrodescendants. Comme l’a souligné Alphonse Pierre chez Pitchfork, ces artistes font du jerk nouvelle génération, soit un son aussi britannique qu’un match de NBA sponsorisé par McDonald’s. C’est là toute la complexité de l’identité noire anglaise et de ces mômes nés dans les années 1990 : elle s’est aussi construite à partir de totems américains. Si les Anglais blancs avaient dans les années 90 et 2000 trouvé le moyen de se construire des statues pop à leur image en la personne des frères Gallagher ou de Damon Albarn, pour leurs compatriotes noirs les blockbusters de Will Smith et Denzel Washington, les dunks de Michael Jordan et les clips de 50 Cent et Lil Wayne restaient le seul réel fournisseur de figures victorieuses. Rétromaniaque marqué par son enfance certifiée années 2000, Jim Legxacy reprend donc à son tour le jerk (populaire entre 2007 et 2013, puis réactualisé par Xaviersobased et sa clique de rats de SoundCloud des années 2020), pour « I just banged a snus in Canada Water » et « Stick ».
À la différence de la britpop, la Black British Music de Jim Legxacy serait donc une pop britannique qui prendrait en compte les expressions sonores, les objets culturels, les lieux communs et les parcours de vie des kids de la diaspora. Elle représente, en musique, ce que cela veut dire d’être black et british, quand on est un contemporain de Legxacy. Il devient donc indispensable d’y entendre de l’afrobeats (sur « sun » avec Fimiguerrero et « big time forward »), musique construite en partie grâce aux liens entre les diasporas nigérianes et ghanéennes de Londres et les capitales Lagos et Accra, et apparue avec sa génération, qui a compris que son lien à un territoire africain ne dépend pas de son positionnement géographique, mais de son adoption et de sa compréhension de codes culturels.
La Black British Music ne doit pas se dresser face à la pop britannique, de la même manière que chez Legxacy l’identité noire et l’identité britannique ne sont pas séparées et opposables. Comme l’auteur Jeffrey Boakye le précise dans son ouvrage Black, Listed : Black British Culture Explored (2019). « Il est important de souligner que les Afro-Britanniques ne sont pas divisés à parts égales ; il s’agit d’un nœud idéologique ». Boakye éclaire son propos avec une anecdote : en 2016, Skepta remporte le Mercury Prize pour Konnichiwa et fête ça sur Instagram en enchaînant les stories joyeuses. Sur BBC Radio 1, un animateur (blanc) s’étonne du choix du morceau de célébration de Skepta : « Gold » de Spandau Ballet, missile new-wave culte pour tout citoyen des Îles Britanniques.
La surprise du journaliste trahit un fait pernicieux, une frontière invisible et souvent fantasmée entre les identités Black et British. C’est à cette frontière que s’attaque donc Jim Legxacy, qui choisit sur la pochette de sa tape de faire référence à l’ouvrage de Boakye (et aussi à Lemi Ghariokwu, peintre des covers de Fela Kuti). Il rappelle que son identité Black British lui donne aussi bien accès au mainstream britannique qu’à une culture spécifique et afro-diasporique, et il en profite de témoigner d’un revirement : ce nœud identitaire constitue maintenant un objet de désir à l’international. « Now these foreign bitches fuckin’ ’cause I’m black and British ».
D’ailleurs, Jim Legaxcy brandit fréquemment le drapeau britannique. Il le porte sur la tête en dessous d’une casquette, le tweete quand il partage ses sons, le plaque dans ses visuels de promo. L’Union Jack est devenue un élément de culture pop et mode tellement générique, imprimé sur des mugs, des sapes et des coussins cheapos, qu’on en finit presque par oublier sa symbolique coloniale et nationaliste. L’utiliser aussi fréquemment est donc loin d’être anodin pour Jim, qui n’est pas le seul artiste Black British de sa génération à se l’approprier. Dans ses photos de presse, la pop-junglist Nia Archives porte ainsi un pull et des grills aux motifs de ce bon vieux Jack, histoire d’avoir le sourire Cool Britannia. Au cas où cela ne suffirait pas, elle a même sorti une « Union Jack edition » du vinyle de son album Silence Is Loud. Le drill-lord Central Cee aime bien le drapeau aussi, puisque son beanie en porte les couleurs sur la pochette de son premier album Can’t Rush Greatness. Dans la pop guitare-voix, on peut citer Rachel Chinouriri comme porte-drapeau, même si elle préfère la croix de St. George, attachée à des fanions sur la pochette de son disque What A Devastating Turn of Events.
La scène musicale alternative du Royaume-Uni a longtemps plutôt eu tendance à piétiner le drapeau et son héritage impérialiste qu’à le célébrer. Cependant, pour des artistes noir·es britanniques, le défendre aujourd’hui c’est aussi réaffirmer son appartenance à une nation dont l’extrême droite souhaite les bannir. On est là que vous le vouliez ou non, on est britanniques que vous le vouliez ou non. Porter le drapeau, c’est aussi reconnaître que malgré les traumas, le racisme, l’oppression qui font partie de la vie des Afro-descendants en Grande-Bretagne, la britannité est un élément central de leur identité. Ce nœud identitaire s’ajoute à tous les autres éléments qui font de Black British Music un tumulte dans lequel se frictionnent toutes les complexités de l’identité de Jim Legxacy. Black, mais pas assez pour le blackness authentique, britannique mais captivé par une culture US, britannique mais pas selon les racistes, africain mais vivant en Europe. Black et british, une cible dans le dos à la maison, et des bisous dans le cou à l’étranger.
Si la définition de la Black British Music est donc si compliquée à cadrer, c’est aussi parce qu’elle n’est pas figée, qu’elle évolue constamment, et qu’en outre elle change selon les gens qui la revendiquent – les personnes Black & British ne le sont pas toutes de la même façon. Le fait de partir dans toutes les directions en termes d’influences sonores, comme le fait Jim Legxacy ici, c’est aussi un refus de rentrer dans une simplification de cette identité, tout en conservant un certain pouvoir évocateur. Cela permet aussi de se dire que l’on n’a pas affaire à un courant musical que l’on pourrait résumer et classer avant de passer à autre chose, mais plutôt à un organisme dont il faut souvent prendre des nouvelles si l’on veut commencer à le comprendre, et surtout accepter qu’on ne le comprendra peut-être jamais totalement.
Cette pop noire britannique fonctionnerait donc comme un continuum, une conversation où les morceaux prendraient acte de ce que les précédents ont posé et de ce qu’ils se répondent, un peu à la manière du continuum hardcore théorisé par Simon Reynolds. Ainsi, Black British Music serait à écouter comme une phrase dans une discussion au long cours, qui part des productions de la génération Windrush (Lord Kitchener, Lord Beginner, Mona Baptiste, etc.) arrivée dès la fin des années 1940 au Royaume-Uni en apportant avec elle le calypso, et que traverseraient aussi les mélismes de Sade, les murmures de Tricky, ou les harmonies de Blood Orange. Mais cette phrase a aussi pour effet de nous faire prendre conscience de cette discussion – qui ne contient pas forcément ce que l’on attend d’y trouver.