EsDeeKid remet Liverpool et l’accent « scouse » sur la carte du rap UK

EsDeeKid Rebel
Lizzy Records, 2025
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Musique Journal -   EsDeeKid remet Liverpool et l’accent « scouse » sur la carte du rap UK
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Il y a quelques mois, j’ouvrais mon panorama du rap jerk et plugg par un focus sur la scène britannique et l’un de ses représentants majeurs, Fakemink. Il y a quelques jours, c’est David Bola qui nous parlait de la très pop et très brit quatrième mixtape de Jim Legxcy. Alphonse Pierre, sûrement le plus passionnant observateur du rap anglophone, n’a de cesse de le pointer du doigt dans les colonnes de Pitchfork : le bouillonnant underground rap britannique est en train de détraquer la rutilante mais parfois franchement gonflante mécanique drill. 

Dans ce maelstrom d’influences post-post-internet, on trouve de tout, des clins d’œil potaches à l’indie sleaze aux réverences appuyées à Lord Lil B et au premier Gucci Mane. Pour moi qui ai eu honnêtement du mal à être complètement dans la drill, je retrouve une créativité parfois un peu innocente et un groove tranquille qui me parle plus. Mais je ne m’attendais pas à ce que de ce bourgeonnement british advienne le duo suivant, composé d’EsDeeKid et du producteur wraith9, soit une collaboration 100% Liverpool à la palette sonore résolument délavée, invoquant autant la dark fantasy que les eaux sales de la Mersey. 

Leur collaboration, notamment sur la mixtape Rebel sortie cette année, fait ressurgir quelques démons qui avaient manqué au rap d’aujourd’hui. Les prods de wraith9 sont pleines de sonorités granuleuses, et dans le clip de « LV Sandals », probablement tourné dans le studio de ce dernier, on voit un gros synthétiseur analogique polyphonique Moog One et un Virus TI version clavier, ce dernier étant absolument emblématique des sonorités digitales des années 2000. C’est donc muni d’un équipement rétro et aux sonorités darkos, que le jeune producteur fabrique sa trap saturée, à la patine timbrale quasi phonk, bien que rythmiquement conservatrice. Il parsème ses productions de son tag signature, un « ok » susurré et magnétique, et de samples de soupirs tout aussi envoûtants. Ce sont les ingrédients d’une trap dystopique et grumeleuse qui marche incroyablement bien avec le rap post-indus d’EsDeeKid.

EsDeeKid est un jeune rappeur au flow assuré, avec une direction artistique déjà bien définie, porté par son accent de la Merseyside, presque exagéré. Sensation de ce nouvel underground rap britannique, il compte déjà de nombreux morceaux à plusieurs millions de streams. À travers sa diction, c’est comme si l’identité ouvrière blanche venait ressurgir, tel un spectre oublié, à travers les couches de synthétiseurs flippants de wraith9. Esthétiquement, c’est très fort, et quand j’entends leur collab, je visualise les paysages désindustrialisés du nord-ouest de l’Angleterre. Les références appuyées de EsDeeKid à l’univers du Seigneur des Anneaux («EsDeeKid, I’m from Mordor» sur son tube « 4raws ») renforcent ce sentiment de terre brûlée, de paysages écroulés. C’est de la musique pour jouer à Dark Souls, pour les kids des zones sans avenir des anciennes places fortes industrielles, avec un twist presque post-punk : 

« I’m a scumbag

I was raised in Liverpool’s slums, lad

I was broke, no joke, but I spun back

Now I sip this rum and I fund packs

I’m a dirty dog, I’m a young rat » (extrait de « 4raws »)

Le plus frappant dans cette histoire, c’est l’accent incroyablement prononcé d’EsDeeKid. C’est si outrageux que ça m’a fait réfléchir à la spécificité du rap en termes de socio-linguistique. En effet, ce qui caractérise les rappeurs et rappeuses de calibre supérieur, c’est la difficulté à les imiter, la complexité d’imaginer une reprise. Contrairement à la chanson ou à la pop qui se fonde sur la juste maîtrise du rapport entre signifiant et signifié, sur l’espace reproductible de la métaphore, le rap est tout entier fondé sur la poésie comme prosodie, soit les caractéristiques liés à l’accent, au ton, à l’intonation, à la jointure, aux pauses, au rythme, au tempo et au débit. 

Olivier Migliore, à l’aide d’outils de dissection sonore développés par l’IRCAM, a analysé dans plusieurs articles les contours de la prosodie rap, notamment chez les rappeurs français de la fin des années 1980, et il pointe les limites de la singularité prosodique rap. Cet ensemble de caractéristiques socio-linguistiques reste pourtant décisif dans le caractère pas très reproductible du genre. C’est cela qui explique l’aspect vraiment inopérant des reprises façon Vernis Rouge ou Les Brigittes, qui ne sont dans le fond qu’une farce sur le côté « impossible » de la reprise rap. (En revanche, la citation directe et partielle d’un·e rappeur·se par un·e autre ou par sampling interposé, jadis souvent scratché, est très courante.)

C’est à ces traits fondamentaux de la maestria rap qu’EsDeeKid m’a fait penser, avec son accent scouse carabiné. Un bon kickeur se cantonnera à des virtuosités bien vaines tant qu’il n’aura pas maîtrisé le cœur de son instrument, son timbre, sa voix, et ce que cet instrument dit de son identité. Car entendre EsDeeKid, c’est tout de suite être transporté sur l’embouchure de la Mersey, entre fantômes industriels (la ville portuaire, longtemps la plus importante du royaume, a vu ses docks fermer dans les années 1970 au bénéfice d’infrastructures portuaires capables d’accueillir des porte-containers) et ombre de la traite transatlantique des esclaves (la ville était un port majeur de la traite négrière occidentale). 

Son accent typiquement scouse, soit le terme originellement péjoratif pour désigner la langue dure et sous influence portuaire des environs de Liverpool, porte les stigmates d’une Angleterre à la ramasse, empêtrée dans une crise identitaire au long cours — en 1919, des émeutes raciales contre la main d’œuvre étrangère ont eu lieu dans les quartiers des docks de la ville, alors qu’en 2024 c’est à Southport, située à une vingtaine de kilomètres, qu’ont commencé les émeutes anti-migrants de 2024. De nombreux artistes ont déjà fait la part belle à l’accent de la Merseyside, en commençant bien sûr par les Beatles, en passant par le compositeur-interprète tranquillement branchouille Bill Ryder-Jones ou le driller Tremz. Mais il me semble qu’EsDeeKid va plus loin, avec son flow mi-third-coast-mi-grime, comme quand il parle de son amour de la weed sur « Cali Man », dans un registre assez classique, mais avec un accent à couper au couteau qui vient très fortement corser la soupe :

Get my Kush strai—straight from Afghanistan (Okay)

Think me plug’s tapped in with the Taliban (Okay)

EsDeeKid ridin’ ’round, I don’t give a damn (Okay)

Fuck Britscotti, need another fuckin’ Cali’, man

Je trouve que, sur de nombreux morceaux, il y a même une résonance timbrale avec le rap en néerlandais ou en flamand (comme sur le tube de dembow frimeur de Bizzey « Traag », récemment ranimé sur TikTok). La prosodie rap d’EsDee est une sorte de slime sociolinguistique malmené et replié en tout sens, vectrice d’une identité clivée et complexe.

Comme le pointait David en parlant de Jim Legxcy, le UK rap actuel s’amuse à tester les limites de l’identité britannique. Si Jim le fait dans une dimension atlantique et pop, EsDeeKid, avec l’aide des productions sombres et partiellement vintage de wraith9, s’y attelle depuis le Mordor post-industriel des zones mornes où les identités blanches sont souvent hâtivement rangées du côté de la réaction. EsDeeKid ne garde de cette atmosphère lugubre que le désespoir et les traces d’une identité blessée pour inventer un rap-fiction indus et fantasy frappant d’efficacité, alors que son comparse Rico Ace porte en permanence un bonnet ou figure l’Union Jack, lui qui n’a pas vraiment le profil d’un suiveur de Tommy Robinson, le militant d’extrême droite responsable du rassemblement géant de Londres le 13 septembre dernier. En miroir de l’instabilité politique outre-Manche porté par les pires nervis racistes, il ne se passe pas une semaine sans que je sois frappé par un morceau de cette scène rap effervescente, et ça me réconforte un peu.

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