Il y a une continuité entre Marion Cotillard et Jeanne d’Arc, une histoire d’amour qui dure depuis près de vingt ans, au moment où, en 2005, la première (Marion) a joué la seconde (Jeanne) pour une représentation à Orléans de l’oratorio d’Arthur Honegger : Jeanne d’Arc au bûcher. Évidemment, cette histoire d’amour a été facilitée par le fait qu’au début des années 1990, c’était sa mère et son père qui interprétaient les rôles de Jeanne et de Frère Dominique. Depuis, Cotillard-fille a renfilé le tablier (ou plutôt la cotte de mailles) pas moins de sept fois, et a délocalisé le fait-divers français un peu partout en Europe (Espagne, Italie et Roumanie) pour en proposer des variations que l’on pourrait s’amuser à lire en regard de sa carrière. Mais faute d’accès à des captations de ces évènements, je devrais me contenter de la seule qui ait été jamais filmée, celle de la représentation de novembre 2012, mise en ligne par Medici TV, et qui prend place à Barcelone.
2012, c’est aussi le moment où Cotillard est transfigurée en mème à la sortie du troisième volet de Batman, The Dark Knight Rises. Et si l’on a plutôt retenu ces quelques photogrammes au creux desquels Cotillard s’entête à ne pas vouloir mourir, on aura peut-être oublié, en tout cas moi c’était le cas, donc je préfère le repréciser, la fusillade à Aurora, Colorado, où un terroriste a abattu une dizaine de personnes dans une salle de cinéma qui diffusait le film – ce qui en aura, du même coup, et même si c’est dérisoire, complètement sapé la promotion. Dans ce film, Marion interprète Talia al Ghul, un personnage à l’ethnicité trouble. Un peu chinoise, un peu arabe, elle vient de partout et de nulle part à la fois. À cette même époque, donc au plus haut de sa carrière à l’international, elle jouit d’un passe-droit ou d’un « passeport trafiqué » c’est selon, qui lui permet, indifféremment à toute vraisemblance, entre autres, raciale, mais avec toujours beaucoup de zèle et de bonne volonté, de morceler son image en plein de petites identités déterritorialisées, lesquelles lui permettent d’être à la fois polonaise, italienne, descendante des premiers peuples d’Amérique, et même, plus récemment et allant de pair avec une polémique, la reine d’Egypte, Cléopâtre.
Celle dont la puissance expressive est telle qu’elle lui a valu un César de la meilleure actrice dans un second rôle pour une apparition de moins de dix minutes (en 2005 dans Un long dimanche de fiançailles), a quelque chose à nous dire sur la foi portée en la profession d’actrice, qui revendique haut et fort l’abstraction et la disparition du soi, ce qui, par une pirouette rhétorique et, un talent illusoire certain, lui permet de résoudre cette contradiction (une femme blanche et bourgeoise peut-elle jouer autre chose qu’un miroir d’elle-même ?) pour effectivement, tout jouer. Quitte à se perdre, quitte à se sentir aussi disparaître un peu, ou, à propos d’Edith Piaf : « J’ai tout tenté. J’ai fait des exorcismes avec du sel et du feu. J’ai voyagé jusqu’à Bora Bora pour lui échapper. Je suis allée au Pérou, au Machu Picchu et j’ai suivi des cérémonies antiques de chaman pour me purifier. »
Mais là où ça m’intéresse, et c’est à cet endroit que j’aimerais regarder cette relation étroite entre Marion et Jeanne, c’est que cette disparition de la subjectivité de l’actrice au profit du personnage a constamment été mise en crise, voire complètement déjouée par Marion Cotillard elle-même en marge des films dans lesquels elle joue. Ce qui est vecteur d’ambivalence, en plus de la rendre assez sympathique. Avec une conviction personnelle, celle que ses images de cinéma les plus mémorables, parce que portant très haut, contrairement à ce qu’elle prône, le degré de subjectivité, se situent en marge du cinéma lui-même : en 2013, par exemple, où le plus beau visage de l’année s’enferme avec d’autres militants dans une cage pour exiger la libération de trente membres de Greenpeace ; en 2015 pendant la promo de Macbeth où elle entonne de façon bizarrement convaincante et très fragile « Baby One More Time » comme une adolescente ; il y a deux mois, sur le plateau du JT de Salamé ; mais surtout, en 2007, sur Paris Première, où, interviewée par Xavier de Moulins dans les Catacombes, dans une langue proche du délire – auto-suffisante et stupide (au plus beau sens du terme) ce qui la rapproche d’un président qui s’apprêtait tout juste à être élu, et dont les effluves toxiques commençaient déjà peut-être à se diffuser dans toutes les strates langagières de la société –, elle déclare qu’on a jamais marché sur la lune, que le 11-Septembre en gros c’est pour les assurances, et que, globalement, elle se place du côté du complot – donc de ceux qui doutent.
Il est possible de mettre n’importe quoi dans Marion Cotillard. Adulée et moquée, ni de gauche, ni de droite, égérie et militante, voire icône queer (???) : son image appartient à tout le monde, donc elle est instrumentalisée par tout le monde. C’est aussi le cas de Jeanne d’Arc, et de façon exemplaire. Le Pen peut hurler tant qu’il veut son nom pour l’appeler au secours, elle est aussi cette sorcière réduite au silence puis brûlée dont certaines gauchistes aiment se réclamer en manif, et que Virgil Vernier, par une parabole absolument délirante sur les célébrations annuelles de ville d’Orléans a même transformé en strip-teaseuse (la première ?) accrochée et brûlée à un poteau en bois lequel se substitue aisément à une barre de pole-dance. Et même si elle a été l’apanage de metteurs en scène plutôt droitiers (Besson, Bresson, Dumont, Dreyer), elle aura porté indifféremment le visage de Renée Falconetti, Ingrid Bergman, Florence Delay, Sandrine Bonnaire ou encore Milla Jovovich.
La musique d’Arthur Honegger (on l’avait presque oublié, celui-ci) est, elle aussi, insituable. La faute à un double passeport, une identité suisse – un peu allemande, un peu française – qui au mitan de l’entre-deux guerres évolue à la lisière des courants en vigueur (quoique il adhère au groupe des Six). Il ne prend pas parti de manière définitive et, en fonction des œuvres, titube entre musique tonale ou atonale, embrassant une forme de contemporanéité, en termes de composition ou d’instruments (notamment électroniques), sans pour autant complètement mettre à distance les apports de ses prédécesseurs.
Jeanne d’Arc au bûcher est un oratorio qui met en dialogue plusieurs registres de langue (instrumentale, chantée, parlée). Si Cotillard pour jouer dans Annette a dû prendre des cours de chant lyrique, sa voix avait, malgré tout, été fusionnée à celle de la chanteuse Catherine Trottmann. Ici, ses performances vocales importent peu, car elle ne chante pas à proprement parler. Elle déclame son texte, cernée par l’orchestre, le chœur et les solistes. L’aspect parlé de sa partition – qui en fait un terrain de jeu fertile pour une actrice de cinéma – l’invite à jouer plutôt comme au théâtre qu’à l’opéra. C’est l’aspect tremblé, chuchoté, vociféré de sa voix, donc son instabilité, qui émeut. Mais à l’inverse du théâtre, Cotillard – debout derrière son pupitre, cadrée poitrine – fait l’économie de son corps, elle décentre et donne tout à l’endroit d’une zone très réduite qui court de l’arcade sourcilière au menton, lequel semble constamment affecté d’un très léger frémissement. Et si les autres chanteureuses sont enclins à prendre la lumière avec leurs tenues de fête, Cotillard, avec son haut gris chiné semble résolue à disparaître, ou, comme elle le raconte à son confident, Frère Dominique, à qui elle s’adresse sans jamais tourner les yeux vers lui : « Nous sommes des animaux de la même laine, et moi je suis quelqu’un dans le troupeau (…) ». On ne peut jamais complètement croire à ce retrait, ce qui le rend d’autant plus beau.
Et si le début de la pièce tourne autour de ce nom, Jeanne, sans jamais qu’on ne la voie, à partir de la onzième minute du spectacle, elle lève la tête et ouvre enfin la bouche. Jusqu’à la fin, tout ce qui en sortira sera beau, simple et naïf ; elle littéralise à merveille ce fabuleux texte de Paul Claudel, constamment perclus de saillies poétiques accidentelles. En vrac parmi mes bouts de texte préférés : « celui qui voudrait empêcher les cerisiers de ceriser » ; « cette Normandie toute rouge et rose, toute rouge de bonheur, toute rose d’innocence » ; « toutes ces plumes sur le parchemin qui grincent ; tout cela a fait un livre. Tout cela a fait un livre et moi, je ne sais pas lire ».
Ce texte n’est cependant jamais arrêté dans le temps, et est toujours activé par l’action. Comme, par exemple, dans le creux de cette scène « Catherine et Marguerite » où Jeanne a le loisir de faire le récit d’elle-même, de s’observer avec gourmandise : « Et moi, ce petit bout de femme dans les orties et les boutons d’or, si ébahie qu’elle oubliait de manger sa tartine » avant de se faire rattraper en temps réel par ses visions, et de tout abandonner pour – guerrière – énoncer partir sauver le royaume de France. Et la musique de s’abandonner aussi à la fièvre de son personnage, les chevaux (des violons et des trompettes) galopent en même temps que ce menton qui se tend et ces yeux qui sortent presque de leurs orbites. Une pièce qui joue sur le visible (donc l’audible !) dans sa relation avec l’invisible. Et quand elle énonce partir sauver le royaume de France, alors ça donne ça, un mic-mac de conjugaisons antithétiques, un agglomérat de temporalités qui s’entassent comme des paquets les uns sur les autres : « j’irai ! j’irai ! je vais ! je suis allée ! c’est fait ! je le tiens ! ». Toutes ces couches de mouvement se donnent à sentir en même temps.
Ces quatre endroits de parole et musique (l’orchestre, le chœur, les solistes, et les rôles parlés de Jeanne et Dominique) permettent ces dilatations temporelles étourdissantes, où la vitesse de l’ensemble est constamment mise à mal par chacune des sections dans sa bataille les unes contre les autres. Dans une même scène, on joue, puis on chante ; des fois, le chant accompagne la voix parlée quasi sous forme d’adlibs quand, à d’autres reprises, c’est les acteurs qui réagissent au chant pour lui faire dire complètement autre chose. Presque une pièce sur le gaslight et la conspiration qui navigue avec une souplesse insolente entre violence, douceur et comique : « – j’ai dit non / – écrivez qu’elle a dit oui », comme une manière de ne pas expliquer, de ne pas choisir ou trancher, s’accrocher au récit national tout en en faisant un commentaire actualisé, qui de mieux que Marion Cotillard pour jouer tout ça à la fois ?