Ça fait longtemps que le futur de la house se passe en Afrique du Sud

DARK AMAPIANO Semi Tee, Miano, Kammu Dee, DJ Maphorisa, Kabza De Small, Vaal Nation, etc.
Playlist YouTube, 2018-2021
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Musique Journal -   Ça fait longtemps que le futur de la house se passe en Afrique du Sud
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À la fin de l’année dernière, le fantastique podcast Faya de Renaud Brizard nous a fait plonger dans l’amapiano, la dernière itération de la house en Afrique du Sud, après le kwaito, la Bacardi house ou le gqom. Un style au BPM lent, au départ deep et jazzy, souvent orné de pianos comme son nom l’indique, et caractérisé par un esprit positif, voire inspirationnel : la patine du son est chic, confortable, et les clips montrent des jeunes hommes et jeunes femmes bien habillés, bien logés, et visiblement bien installés dans la classe moyenne supérieure (laquelle, en Afrique du Sud, est en réalité encore très peu accessible aux Noirs qui en moyenne gagnent trois fois moins que leurs compatriotes blancs et sont quatre à cinq plus nombreux à pointer au chômage). Depuis trois ans environ est apparu un courant plus dur, pour ne pas dire plus sale, notamment représenté par le producteur Semi Tee dont le « Gabadiya » a été pour moi le plus gros tube de l’an dernier. Et après avoir été longtemps snobées par les radios et les médias, les productions amapiano ont fini par s’imposer commercialement, en version soft ou hard ; depuis 2019, les playlists Spotify consacrées au genre cartonnent, et pas seulement en Afrique du Sud, ni même seulement en Afrique, d’ailleurs.

J’aime bien le versant soft de l’amapiano, souvent chanté par des femmes : c’est un crossover très hybride et très opportuniste, dans le bon sens du terme, qui derrière son apparence sucrée cache une vraie subtilité sentimentale et musicale. Outre les arrangements jazzy, ces tubes conservent la lenteur typique du genre, et utilisent parfois ces nappes qu’on dirait chargées des nuages gris qu’on aperçoit dans les clips, et ces sonorités de basses percussives hyper artificielles, utilisées à la fois comme des sections rythmiques classiques et comme des instruments capables de prendre le lead, voire de faire des solos. Un son très futuriste, même s’il rappelle beaucoup celui des basses des premiers disques de techno de Detroit. Personnellement, je préfère quand même lorsque le sucre et les chansons sont mis de côté au profit d’ambiances club clairement pesantes, non contrastées, où tout l’accent est placé sur ces synthés dark et ces rythmiques si spéciales, puis mené par des vocaux rappés/scandés/chantés, parfois des vrais couplets mais plus fréquemment juste quelques syllabes repétées, des harangues, adlib, slogans et interjections (« yebo » revient souvent) qui mettent l’ambiance : de véritables créateurs de vibe comme on entend plein comme dans le rap américain ou la pop urbaine française. Les vocalistes sont fantastiques : il y a Miano, dont j’ai déjà parlé, avec ses petites dreads et son air mi-fou mi trop sympa, mais aussi son ami le longiligne et très bien habillé Kammu Dee, le charismatique Focalistic (qui fait par ailleurs des morceaux de rap « classique » et qui a la particularité d’écrire en sepitori, l’argot de Pretoria, là où la plupart des artistes présentés ici, si j’ai bien compris, viennent plutôt des townships de Johannesburg comme Soweto ou Alexandra) dont j’ai ajouté un live pour la télévision, avec une mise en scène simple et fascinante (son DJ est particulièrement cool) ou encore le souriant daron et lui aussi star du rap sud-africain Cassper Nyovest.

Ce que j’aime par dessus tout dans ces sons c’est qu’ils mettent une pression constante sans jamais exploser. Une pression constante mais pas non plus étouffante : c’est comme une montée de sérotonine bien régulée, qui sait se maîtriser, il n’y jamais de drop, jamais de libération. Et c’est sain, cette façon de faire, cette façon de maintenir ce feeling en suspens tout au long du morceau mais aussi de track en track, puisque vous verrez que tous ceux que j’ai sélectionnés ici reprennent à peu près tous la même phrase. Et ça montre surtout la richesse et l’inventivité supérieure dont fait preuve la house sud-africaine par rapport à ses homologues américaine et européenne. Car je voudrais constater une chose cruciale, voire lancer un débat, c’est que le purisme de la « real house » n’a pas du tout l’air de faire les mêmes ravages en Afrique du Sud que dans les capitales occidentales. En fait, le principe esthétique du continuum de la « SA house » semble au contraire dirigé par l’impurisme, par le mélange et l’absorption d’un peu tout ce qui passe, que ce soit du rap, de la grosse pop ou d’autres formes de dance music. Dans cet amapiano dark, il y a aussi un élément jamaïcain assez présent, à la fois dans l’approche des vocalistes et dans le goût des basses – mais j’ai lu par ailleurs que l’influence de la culture reggae/dancehall a été forte en Afrique du Sud dès l’époque de l’apartheid.

Vous pourrez vous rendre compte dans les clips que les chanteurs et chanteuses sont également d’excellents danseurs et danseuses, et il y a toute une culture de danses propres à l’amapiano qui se développe sur TikTok et autres. Vous observerez aussi sans doute que malgré la domination des hommes sur le genre, et sa vision « boulocentrique » des femmes, celles-ci font néanmoins parfois partie de la scène en tant qu’artistes. Pour le reste, je ne saurai me prononcer sur le soupçon de misogynie qu’on peut avoir en regardant les vidéos ou en déchiffrant les paroles – le plus gros tube de Semi Tee, « Labantwana Ama Uber », parle grosso modo de ce qu’on appelle en France des « tchoins ». Ça mériterait de demander leur avis à ces femmes, de connaître leur rapport exact aux artistes et producteurs hommes, le rôle qu’elles jouent dans la scène, l’idée qu’elles se font de la place qu’elles y occupent – peut-être qu’elles peuvent à elles seules faire exploser un morceau, à la manière des strippeuses de Magic City, qui sait, je vais enquêter. Tout ce dont je suis sûr pour l’instant, c’est que cet amapiano dur et machinique est sans doute la house music la plus excitante et la plus innovante que j’ai entendue depuis de très longues années. YEBO.

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