Mieux que les apéros improvisés : la guitare improvisée

HANS REICHEL Bonobo
FMP / rééd. Corbett vs Dempsey, 1976 / 2017
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Musique Journal -   Mieux que les apéros improvisés : la guitare improvisée
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Il y a trois jours il était question d’un disque de guitariste et aujourd’hui en voici un autre. Hans Reichel était contemporain de Cyril Lefebvre, leurs dates de naissance et de décès sont presque identiques, si ça se trouve entre obsédés de la gratte ils se sont peut-être même connus, mais le premier était allemand et plus proche de la scène improv/free que des milieux Americana européens. En parallèle de son parcours musical Reichel a aussi été typographe et on lui doit entre autres la police FF Dax. Une police nommée en hommage au Daxophone, instrument « idiophone » qu’il a inventé et fabriqué lui-même. Le préfixe Dax est dérivé de dachs qui en allemand veut dire « blaireau », car la création de Hans produit des sons proches de ceux émis par cet animal, et proches aussi de ceux émis par un certain nombre d’autres bêtes. En somme, pour rassurer celles et ceux qui pourraient appréhender dans le free une certaine aridité migraineuse, on dira donc que la musique expérimentale faite par Hans Reichel sait être distrayante voire carrément drôle dans sa façon de s’animer, et que ça s’entendra par moments sur Bonobo, l’album choisi ici.

L’Allemand a enregistré beaucoup de choses, dont quelques disques en collaboration avec des figures guitaristiques de la scène improv, comme Derek Bailey ou Fred Frith, et si vous aimez le travail de ces deux artistes, celui de Reichel devrait au minimum vous intéresser. On entend son Daxophone sur toute une partie de sa discographie mais Bonobo est strictement exécuté à la guitare, et sans overdubbing à part sur un titre. Comme le dit un commentaire Discogs : « Reichel played improvised avant-jazz but always accessible and never self-indulgent ». Je crois que cet horizon de l’accessibilité peut être problématique dans la communauté free ou bruitiste, et qu’il est à l’origine de débats propres aux avant-gardes, qu’on retrouve aussi ailleurs (Godard contre Truffaut, le be-bop contre le cool, Anne Sylvestre contre Françoise Giroud, Ill contre Booba, etc.) mais j’ai l’impression qu’elle s’est un peu dissipée avec les années, bref en tout cas Bonobo n’est clairement pas un disque d’anti-musique même s’il est encore très loin de pouvoir être écouté en fond sonore pendant que vous coupez des légumes en famille (ou même seul.e dans votre cuisine). Comme la plupart des œuvres expérimentales que j’aime vraiment, c’est sa clarté qui me plaît, la clarté de ses gestes : on saisit le mouvement des cordes, les pauses, on peut plus ou moins faire corps avec les lignes que suivent les syllabes. Il y a cette capacité à poser la question très Augustin Trapenard mais néanmoins importante de « c’est quoi, jouer d’un instrument ? » et à y répondre de façon active et performative, ou du moins à essayer d’y proposer une réponse. Et du même coup c’est une manière vertueuse d’interroger l’écoute, de la rendre aussi tactile et visuelle que purement auditive. Pas d’opacité possible, beaucoup de lisibilité, même si les mots et les phrases sont en général peu évidents à saisir et à identifier du premier coup.

Je ne saurais donc pas décrire en détail le ton et les ambiances dessinées par la guitare de Hans Reichel et je dirais juste que sa maîtrise de l’instrument lui permet de sonner « roots » par intermittences (ça frise parfois le bluegrass, le banjo, mais rien à voir avec le solide arrière-fond américain posé par Cyril Lefebvre sur Cocaine Blues) tout en cavalant à d’autres instants sur des sentiers beaucoup moins ancrés, moins terroir, notamment quand il travaille les harmoniques, comme sur le premier titre, et qu’on entend donc des matières qui évoquent des paysages non pas futuristes mais en tout cas artificiels, décentrés, en déroute vers des zones insituables. Sur le quatrième titre il y a aussi de lointains échos, dans la mise en scène (je dis mise en scène mais ça reste très très minimal et modeste), des cérémonies funéraires tibétaines, et sur plusieurs autres plages on peut deviner que Hans a écouté des enregistrements ethnomusicologiques d’autres instruments à cordes comme le dulcimer, le koto ou la dombra des Kazakhs. Et puis on entend aussi, mais c’est sans doute un ressenti plus personnel, des reflets de Zoot Horn Rollo, guitariste de Beefheart, et d’artistes plus récents des années 80 ou 90, dans le côté post-punk en descente, noise-rock émasculé, qui se cogne contre des murs et se prend les pieds dans des boules de fils barbelés. Mais en même temps ce chemin cahoteux de 36 minutes tend à s’éclaircir après deux ou trois écoutes : notre pas s’habitue et on peut même se sentir en harmonie avec ces lignes fracturées, elles stimulent, impriment certains mouvements, et d’ailleurs je conseille d’écouter Bonobo (ou d’autres disques de Reichel comme Wichlignhauser Blues, son premier, également réédité) en marchant dans la rue ou la campagne. Ça prend une dimension presque « audioguide », un audioguide du chaos et du réel erroné dans lequel nous sommes forcés d’évoluer et de coexister. Voilà, c’est un album qui n’a pas forcément l’air sympa ni très ouvert mais qui sait en réalité se montrer accueillant et peut même nous accompagner, voire nous envelopper de ses sons, et nous aider à survivre dans le monde qui est le nôtre, et ce, dès aujourd’hui. Bon weekend à toustes et repose en paix Hans Reichel.

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