Pour Pâques, fêtons Noël dans une vallée andine

Colombie Département du Cauca – Adoration à l’enfant-Dieu – Enregistrements collectés par Jérôme Cler
AIMP / VDE-Gallo, 2011
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Musique Journal -   Pour Pâques, fêtons Noël dans une vallée andine
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C’est le weekend de Pâques mais le hasard du calendrier et l’inattention qui parfois me caractérise font que j’avais prévu de vous parler aujourd’hui d’un disque de Noël. Un Noël à prendre ici en un sens très étendu par rapport à celui que nous autres Occidentaux athées ou chrétiens sécularisés lui donnons, puisque la musique présente sur ce disque enregistré à la Toma, village de la vallée interandine colombienne, est jouée et dansée entre le 16 et le 25 décembre au soir, avec un épilogue autour du 6 janvier.

La Toma est situé dans le département du Cauca, sur la route qui relie Popayan et Cali. C’est une voie par laquelle transitaient les esclaves noirs déportés pour travailler dans les mines d’or à l’époque de la domination espagnole. Libérés ensuite de leurs chaînes, ces populations originaires de pays du Golfe de Guinée (Nigéria, Togo, Bénin, Ghana) dont il ont conservé les noms de famille (Carabali, Lucumi, Mina…), se sont installés dans cette vallée. Encore récemment, ils ont été menacés d’être déplacés par d’importants projets miniers, mais ils ont résisté, notamment avec le soutien d’Angela Davis. Jérôme Cler, l’ethnomusicologue qui a réalisé ces enregistrements (et dont je paraphrase largement les notes qu’il a rédigées pour le livret du CD, et que je remercie donc au passage) , souligne que ces afrodescendants des régions montagneuses sont encore peu connus comparés aux Noirs colombiens qui peuplent le littoral pacifique du pays. Leurs musiques respectives se distinguent d’ailleurs beaucoup l’une de l’autre : les habitants du Cauca ayant subi plus violemment l’influence culturelle et religieuse des esclavagistes, leurs chants et danses sont moins imprégnés de leurs traditions originelles. En témoignent notamment l’importance chez eux du violon, imposé par les missionnaires jésuites, là où sur la côte pacifique ont été préservés les marimbas africains.

Les morceaux que l’on entend sur ce disque forment un ensemble très tenu, très homogène : Jérôme Cler précise qu’ils ne laissent à peu près aucune place à l’improvisation, qu’ils ne sont joués que dans ce strict cadre religieux, et que les instruments n’évoluent pas malgré les années – lorsqu’il a par exemple été question d’acquérir une basse pour assurer l’assise rythmique jusqu’ici confiée à certaines guitares, les musiciens ont préféré s’en tenir à la formule déjà en place, afin de garder « la singularité du son traditionnel ». Et en effet Adoration à l’enfant-Dieu fait partie de ces disques ethnomusicologiques qu’on peut presque comparer à des riddim albums jamaïcains. De la même manière qu’il s’agit d’une cérémonie au déroulement très fixe et ritualisé, les motifs mélodiques et rythmiques semblent au néophyte sortis du même tonneau. Il s’agit de célébrer la naissance de Jésus, mais aussi la joie et la fierté de s’être libéré de l’oppresseur, et le bonheur de se retrouver en famille pour Noël – les membres de la communauté exilés en ville pour y travailler venant passer les fêtes auprès leurs proches restés à la Toma. Le climat émotionnel tient donc à la fois de la liesse, de la tendresse et d’un sentiment plus triste, car on sait qu’au terme de cette période de cérémonie on devra se quitter jusqu’à l’année suivante.

Des rythmiques jouées au tambora, aux maracas et aux cuillers (une invention locale), un accompagnement à la guitare, des chants féminins organisés en appel-réponse dont les lignes de chants suivent le plus souvent les omniprésents violons : voici à peu près en quoi consiste la matière de ce Noël à la Toma. Ce qui m’a beaucoup intrigué et peu à peu séduit, ce sont justement les harmonies des violons entre eux et avec les voix. Les mélodies paraissent a priori, pour des oreilles occidentales, suivre un déroulement contre-intuitif, on pourrait même parfois les croire jouer à l’envers – je me rappelle avoir déjà eu cette sensation avec une pièce traditionnelle de Transylvanie, région bien éloignée de la Colombie. Mais on s’y fait et bientôt on connaît par cœur les airs de ces chansons fébriles, entre des berceuses, des balades et des espèces de gospels catholiques, chantés en espagnol et hors d’un lieu de culte. La cadence pédestre des morceaux sélectionnés s’explique sans doute par la nature des danses exécutées, plus proches de la marche qu’autre chose. Cler explique que les pieds des participants, lesquels se déplacent en rond et en file indienne dans une grande pièce prévue à cet effet au village, ne décollent généralement pas du sol. Certains disent qu’il s’agit ici d’un rappel des chaînes qui jadis entravaient leurs chevilles.

Arrosées d’eau-de-vie (aguardiente) et étalées sur la soirée entière, les jugas ou fugas(le terme désigne la fugue, la fuite des esclaves libérés de leurs maîtres), ces cérémonies d’adoration de l’enfant-Jésus évoluent autour d’une crèche conçue par les femmes du village et atteignent leur peak-time dans la nuit du 24 au 25 : la procession dure ce soir-là de 20 heures jusqu’à la fin de la matinée suivante pour les plus endurants. On se fait des adieux une fois l’enfant de la crèche remis à ceux qui seront ses parrains et marraines pour l’année qui s’ouvre et l’on s’embrasse en pleurant, au lever du soleil. On se retrouve deux samedis plus tard pour une deuxième nuit de fête, cette fois-ci moins marquée par la religion, et toujours bien arrosée, bien que jamais émaillée de bagarres.

La forme de base des pièces que l’on entend sur ce CD vient des airs de Noël espagnols, les villancicos. Si les chanteuses de la Toma y ajoutent certains éléments africains dans leurs inflexions, l’ensemble reste donc fondé sur une trame européenne, blanche, liée au catholicisme ibérique le plus classique. Il y a donc quelque chose de troublant à entendre ces Noirs, déportés voici quatre siècles de l’Afrique de l’Ouest vers la Colombie, entretenir à leur manière un répertoire qu’ils n’ont eux-mêmes jamais connus dans son lieu d’origine. On pense à la façon dont la contredanse et le quadrille, ces danses de cour et de bal nées sous l’Ancien Régime, sont restés extrêmement vivantes aux Antilles, aux Seychelles ou en Guyane – et aussi en Corse ! –, alors qu’ils ne doivent en France métropolitaine guère être pratiqués en dehors de certains groupuscules néo-traditionalistes.

Laissons-nous donc le weekend pour nous documenter un peu plus avant sur tout cela, et pour découvrir ce disque de Nöel « alter-natif ». En attendant, je vous souhaite de joyeuses Pâques et vous retrouve non pas lundi, mais mardi.

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