Une fois, en CE2, j’ai fait une bêtise. La maîtresse, qui n’en revenait pas, s’est exclamée : « Catherine ! Une si gentille petite fille ! » Ce que j’aime avec Vivian Tylinska de Victory Over the Sun, c’est que c’est une si gentille petite fille. Elle porte des robes à fleurs et des colliers de perles, fait du tricot, et du metal extrême.
Je l’ai découverte grâce à Cvltnation, et je dois avouer que ce sont d’abord les apparences qui m’ont interpellée. Pas les apparences physiques, mais le détournement des codes, la rupture de cadre. Sur sa photo de presse, elle a l’air d’une jeune étudiante romantique en fac de lettres, du genre à rendre ses disserts en avance et à ficher Barthes en trois couleurs. Dans un style musical dominé par les treillis, les bullet belt et la virilité menaçante, voir une jeune femme qui assume pleinement une certaine forme de fragilité m’a franchement épatée.
Évidemment, j’ai adoré le contraste entre cette fragilité et les compositions. « Nowherer », le single issu de son nouvel album, est une attaque dans les règles – une explosion de dissonances et de saturations, le tout étant parfaitement millimétré. On est quelque part entre le death et le black metal, en mode frontal et impitoyable. Ce me plaît le plus, je crois, c’est la désorientation qui vient de toutes ces dissonances. Vivian Tylinska utilise une gamme à 17 tons, en jouant soit sur une guitare sans frettes, soit sur des instruments faits sur mesure. J’ai un faible pour toute la frange du black metal qui emprunte des éléments à la musique contemporaine ou expérimentale pour se renouveler – ce qu’on appelle souvent « avant-garde metal », un fourre-tout assez pratique pour désigner des musiques agressives et bizarres. Ici, l’utilisation des microtons et des dissonances renforce merveilleusement le côté abrasif du reste. Un peu comme chez Blut Aus Nord – les manières de malmener l’auditeur se multiplient et se renforcent mutuellement.
La fragilité apparente contraste aussi avec la maîtrise technique impressionnante de cette multi-instrumentiste. Dans son projet, elle occupe tous les rôles : guitariste, bassiste, batteuse, et hurleuse en chef, le tout dans un genre qui n’est pas de tout repos. Dire que les blast beats à la batterie, le tremolo picking et les occasionnels solo de guitare, ou encore le growl nécessitent un certain entraînement est un doux euphémisme. Est-ce qu’elle brandit cette maîtrise technique comme une arme ? Bien au contraire. Là où la coutume est – dans le rock en général, dans le metal encore plus – de porter sa guitare comme si elle pesait deux tonnes, de jouer chaque note comme si le destin de la planète en dépendait, Vivian Tylinska choisit d’incarner un archétype légèrement différent.
Sur sa page Facebook, elle a posté une vidéo dans laquelle elle interprète un extrait de son album à venir. Outre son attirail – lunettes, barrettes, robe à pois –, il y a cette attitude : le sourire accommodant, cette manière de hocher la tête poliment, d’un air enjoué mais timide, le tout en enchaînant accords dissonants et riffs caverneux. Délibérément, Vivian choisit d’incarner la belle-fille américaine idéale, celle qui ne manque pas une occasion d’apporter des cookies à ses voisines de banlieue aseptisée. On a été habitué·e·s aux poses de héros, de celui qui hurle son mal-être tragique le pied sur le retour, et Vivian nous propose une figure diamétralement opposée : celle de la femme au foyer. Bien sûr, c’est drôle, mais c’est plus que ça. Il y a un tour de force : la substitution du ringard au cool, de la timidité à l’affirmation de soi, et, plus largement, d’une figure du soin et de l’abnégation (la femme au foyer s’occupe surtout des autres) à celle de la force.
Femme trans, Vivian cite Hunter Hunt-Hendrix aka Liturgy – qui a sérieusement déblayé le terrain – comme source d’inspiration (après avoir écrit un manifeste et un opéra, mêlé électro, black metal et rap occulte, et accessoirement essuyé des insultes à répétition de la part de gardiens du temple, Hunt-Hendrix a l’an dernier annoncé qu’elle s’identifiait désormais comme une femme). Dans sa musique, je trouve de manière inattendue un mélange des styles qui me touchent le plus : sur A Tessitura of Transfiguration, il y a les ruptures rythmiques du post-hardcore, des moments de guitare claire et de spoken word à la Slint, des chœurs qui fleurent la folie, et puis des pures agressions sonores. Et une fluidité dans le passage de l’un à l’autre, qui rejoint la fluidité avec laquelle cette desperate housewife émancipée manie le growl.
Ce n’est pas difficile de subvertir le black metal, un genre devenu tellement codifié que c’est un poncif de dire qu’il est aussi rigide que la religion qu’il dénonce. Mais Vivian Tylinksa fait plus qu’opérer une inversion au pays des inversions. Elle vient simplement ouvrir le monde des possibles.