Au Nord, outre-Manche, les après-midis ont cette ornementation particulière de désordre. Fatras de lumière et de fleurs ; voilà que des jardins s’émancipent en ruines. Même le crépuscule, geignard, détrempé, s’annonce pastel. La tristesse oscille avec le rire. Sous cette douceur lourde que certains appellent mélancolie, on se marie. On feint la royauté. On exécute les champs dans les villes. Une rougeoyance, réverbération de brique, se noircit enfin, ayant tout concédé à la mine.
Entre chien et loup, Pulp apparaît ainsi en 1978. Fin de décennie. Fin de journée qui se tend pour marquer l’arrêt sur la nuit des nouvelles inquiétudes. Ophélie se soumettant à Hamlet comme un épagneul : lycanthropie domestique. Sur ces hauts fourneaux qui dressent au ciel l’enfer de Sheffield, leur ville d’origine, Pulp se jucha, l’horizon fixe sur des chemins arriérés de campagne. Pourtant Sheffield à ce moment était habitée par une seconde révolution industrielle faite de liquéfaction d’acier et d’abrutissement lugubre ; machines dégoulinantes et instrumentations dignes d’un éclatement cellulaire. Un son sortit de là, de l’urbain déchiqueté, de ce nord noir, en opposition avec les anarchies touristiques du punk londonien. Les groupes de Sheffield, Cabaret Voltaire en tête, prisèrent la radioactivité. Et tout ceci se déroula dans une extase de paranoïa, signe que le brouillard malsain avait tout imbibé. Je le jure, ces disques-là sont phosphorescents.
Plein d’une solennité adolescente, Pulp vagabonde et flâne sous des soleils défraîchis, cailloute sur des bottines boueuses et court déjà les bosquets, un drame. Des morceaux s’éparpillent ici et là bien loin de ces années 80 vouées à la new-wave nauséeuse. Guitare au déversement de giboulée feuillue. Batterie qui cahote sur des lignes de basses boisées ; c’est le feu qui s’essuie aux tables des tavernes, vernies. Un violon se fait entendre, délicat comme une enseigne d’auberge rouillée. Un violon se fait entendre, non sans une malhonnêteté de bûcher, qui rappelle la rousseur étiolée de ces modèles préraphaélites faite de bruine et de fleurs appesanties d’orages : « the mark of the devil ». Et que dire de ce chanteur, grave de voix et dont on devine l’allure compliquée, sinon qu’il manque toujours de trébucher, à se pâmer, effacé dans le vent. C’est ce grotesque aux traits légèrement accablés – un provincialisme de crypte – qui fera la différence lorsque le groupe arriva à Londres, par souci de carrière, briguant une place d’Eurodance, au début des années 90.
1991. À cette cohue écarquillée, criarde d’yeux et disséquée de spasmes après l’échancrure de vive lumière que furent les rave-parties, Pulp apposa un titre « My Legendary Girlfriend ». Équivoque de house dans le sens le plus domestique du terme : rythmique qui molletonne comme un affolement de pas, dans l’étroitesse d’un escalier qu’une porte découvre de moquette. Guitare reculant, acculant, à la claustrophobie érogène. Claviers aux cordes distinguées qui se tendent et s’élancent en tapisseries avec un panache de fleurs déliées ; diluées. Et là au fond d’une pièce, blêmissant une fenêtre après l’autre, Jarvis Cocker évince des gestes flottants faits de maigreurs de soie et vampiriques de doigts ; un voyeurisme de rideau.
Suivant l’exemple des discoïdes musiques venues de Chicago avec ses voix de divas en trompe-l’œil et ses beats cyniques, Pulp fit surgir la véhémence érotique au beau milieu du Rubik’s cube social voulu (et obtenu) par Thatcher, et ce sans se départir de la brinquebalance des débuts. Au point d’en devenir menace au même titre que cette nervosité ouvrière, qui depuis les années 50 n’a eu de cesse de transformer la mécanique d’usine éreintant les corps en convulsions de nuit. Insaisissable.
Nonobstant, le succès vint. Un peu.
Et tandis que la Britpop naissait, insupportable, avec ce patriotisme de guitares et ces parades tout en dents, blanches et travaillistes ; qu’Oasis hooliganait ; que Blur bellâtrait et sautillait ; qu’Elastica disparaissait ; que Suede minaudait, empreint d’androgynie discount ; Pulp absurdait. À tort et à travers, disloquant un peu plus une réalité de classes que leurs pairs britpopeux n’ont jamais eu l’acuité, l’empathie d’appréhender.
La pochette de Different Class est saisissante tant on est pris de tristesse flageollante à la vue de cette photo de mariage au sordide mordoré. Les membres du groupe y sont incrustés en noir et blanc comme l’accident mal dégrossi d’un spectre apparaissant. Et sans doute est contenu ici tout le palimpseste de Pulp depuis ces fins d’après-midi futiles jusqu’à ces murs bondés de nuit où s’élucubrent des hystéries, une intrusion.
Après le succès de ce disque-là et la position dans le top des charts que quelques titres comme « Common People » eurent la condescendance d’occuper, des albums suivirent, un peu fades. On peut se demander si le départ du groupe, en 1997, de Russell Senior, violoniste au visage constamment affligé par un crépuscule d’âme n’y est pas intrinsèque. L’aliénation que semblait subir Jarvis Cocker, enchaînant les plateaux de télévision et participant au show-biz décousu de ces années-là, eut raison de l’originalité du groupe. Et même si We Love Life sorti en 2001 et produit par Scott Walker contient quelques troublantes élégies, il n’arrive pas à la hauteur tremblotante des disques antérieurs.
Une certaine idée de l’humour qui fait passer l’ombre – grotesque et aux contours déformés – pour la prime révolte.