Ce rap pavillonnaire et nuageux remet le fun dans funérailles !

cLOUDDEAD cLOUDDEAD
Big Dada / Mush, 2001
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Musique Journal -   Ce rap pavillonnaire et nuageux remet le fun dans funérailles !
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Il est extrêmement difficile d’affirmer comment tout ceci a pu arriver en si peu de temps, et à une époque où Internet était en phase 1.0 – voire plus vraisemblablement 0.75 – mais la déflagration Company Flow fut telle à l’échelle du rap indépendant qu’en trois ans (1997-2000), on est passé de Funcrusher Plus à Anticon. D’un rap « alternatif » d’inspiration paranoïde et largement soumis à une esthétique / intellectualité SF mais absolument ancré dans « l’histoire du hip-hop » et la quasi intégralité de ses valeurs (graffiti, célébration du realness, solennité devant les anciens, virilité), on est arrivé à des Blancs de fac du midwest rappant hyper vite des lyrics abstrus (et souvent très drôles) où il est question d’anxiété, d’horizons gris, de douleur diffuse et de mort inéluctable. This escalated quickly. Mais c’est une suite logique, et même cohérente. Et donc, trois ans à la suite des tracks de Co’ Flow au sujet du « contrôle des populations » par l’intermédiaire satanique de la télévision, les heads de l’underground rap ont vu surgir : cLOUDDEAD.

cLOUDDEAD le groupe donc, et cLOUDDEAD l’album. Le groupe est composé d’un producteur, Odd Nosdam, et des deux « rappeurs » Why? et Dose One aka Adam Drucker, ce dernier faisant figure de frontman, mot à employer une nouvelle fois avec un certain nombre de guillemets – disons qu’il est alors le plus connu de ces trois juifs américains ultra-névrosés puisqu’il fait aussi partie de l’excellent groupe Deep Puddle Dynamics et de Boom Bip & Dose One, hydre à deux têtes responsable d’un album tout aussi excellent paru quelques mois plus tôt sur le même label, Mush Records. cLOUDDEAD l’album est un fix-up de morceaux parus ça et là (en maxi, en cassette, quelquefois juste joués en radio tellement ces mecs en avaient, il faut bien le reconnaître, pas grand-chose à foutre) entre 1998 et 2000 et retravaillés puis réagencés de façon à ce que l’ensemble ait une patine respectable, « album » quoi. Ce qui fonctionne tout à fait, on ne se rend pas compte une seule seconde de la supercherie, les tracks étant si similaires et l’atmosphère si PLOMBÉE ; parce qu’ici on ne ment pas sur la marchandise, en effet c’est nuageux, brumeux et JAMAIS SENTIMENTAL, il n’y aucune catharsis, pas d’échappatoire, on est là comme forcés de regarder un spectacle de clowns qui ne font rire personne en bordure d’autoroute façon Thomas Ligotti.

Aussi, il faut comprendre un truc. Même si l’album a été (sans doute) conçu puis brandé comme quelque chose s’approchant d’un LP de rap, cette musique ne ressemble en rien à du rap – même « alternatif » ou « advanced » comme on l’appelait alors. J’aurais été bien incapable de le définir lorsque j’ai écouté le disque pour la première fois il y a vingt ans (j’avais seize ans et une culture musicale, disons, limitée) mais il s’agit tout simplement d’un album de post-rock. De post-rock avec des beats. Et aussi avec un mec ahuri qui déclame et ânonne ses angoisses moyennement effrayantes en lieu et place d’un « chanteur ». Il est très facile de tracer une courbe mentale partant de Slint et des Silver Jews et qui passerait par le slowcore de Duster puis Tortoise et Godspeed You! Black Emperor pour aboutir à cLOUDDEAD. L’élément hip-hop existe, on l’entend aux boucles de Why? et Odd Nosdam, très bien, mais il n’est qu’une lointaine influence noyée dans un marasme de sons sordides divers – il est très probable que Boards of Canada ait exercé aussi une influence déterminante. Et bien sûr, il n’y a (heureusement) aucune ironie non plus, aucun discours qui se voudrait grinçant vis-à-vis de cette musique rap adorée/détestée, et pour cause puisque ces mecs ne viennent pas du tout de « cette culture » pour commencer. Il l’utilise simplement comme un matériau, qu’ils malaxent et réduisent avec un plaisir malsain.

« Apt. A (1) » représente peut-être le morceau archétypal de la manière de faire cLOUDDEAD : une intro ambient (d’aucuns auraient pu dire « illbient » au tout début du XXIe siècle), une première partie chantée sur une boucle dépressive qu’on croirait tirée d’un album de Built to Spill, puis un deuxième chapitre (qui commence tout de même à 4 minutes) plus « rap » où se laissent plus largement sentir les possibilités hip-hop du groupe et ses influences diverses, notamment les deux crews cultes de la scène West-Coast underground, les Living Legends et Project Blowed.

« Apt. A », le morceau suivant, accentue encore ce versant rap : boucle tirée d’une comptine pour enfants, beat lent et défoncé à la reverb (grand classique du rap underground de ces années-là, je crois que là encore ça vient d’El-P et de Co’ Flow mais je peux me tromper), flows multisyllabiques alternés avec des chants suraigus laissés là sans motif apparent, l’ensemble évoquant un monde sous-marin où tout semble arrêté quoique pas encore totalement annihilé, disons juste végétatif ou simplement mort à l’intérieur.

La suite est du même tonneau, d’un bois granuleux et certifié 100 % américain Y2K, poussant le vice « prozac nation » jusque dans ses extrêmes limites. Ce qui est d’ailleurs sa propre limite ; il est vraisemblable que les auditeurs d’aujourd’hui, gen-Yers (coupable de l’être) et gen-Zers acquis aux références implicites et cyniques experts de l’ironie, trouvent cette dépression en musique feignant le nihilisme un poil trop surjouée, voire représentée. Limite proprement insupportable. Impossible de ne pas être triggered par leur dilettantisme de tous les instants, leur position volontairement « dégagée » de toute obligation, leur mépris (même pas affiché, juste latent) pour les potentiels destinataires de la musique qu’il produise malgré tout, c’est-à-dire du rap.

D’ailleurs, à qui pouvait bien être destiné ce geste au moment même où paraissaient, dans d’autres sphères du territoire hip-hop, des choses telles que, au hasard, Word of Mouf de Ludacris, The Blueprint de Jay-Z, Miss E. So Addictive de Missy Elliott ou, grimaçante caricature de ce temps où les baggys Maurice Malone régnaient en maître, Pain is Love de Ja Rule ? Même des albums plus proches intellectuellement de cLOUDDEAD comme les classiques du label Def Jux The Cold Vein de Can Ox ou Labor Days d’Aesop Rock possédaient leur propre champ de réception, évident et délimité : les backpackers, fins connoisseurs de rap « advanced » et ouverts d’esprit certes, mais enracinés dans une culture rap somme toute assez conservatrice (passant par des choses telles que le Wu-Tang, Mobb Deep, DITC ou De La Soul).

Eh bien en réalité : pas mal de monde. Je rappelle qu’on est en 2000, que les Strokes sont à peine un concept, et que le paysage indie vit encore ses late années trip-hop sous perfusion Radiohead/Portishead mâtinées de déviances Warp plus ou moins excessives. Dans cette sphère-là où s’insèrent d’autres marqueurs culturels tels que Larry Clark, Todd Solondz, Gregg Araki, Deftones, Bret Easton Ellis ou Rotten.com, la dépression comme la banlieue pavillonnaire constituent l’horizon médian du post-adolescent intéressé par « la culture » au sens large. Le non-sexy en tant que mode de vie. Et c’est là que, à la louche, 95 % des gens qui ont écouté cLOUDDEAD se situaient, ce qui mêlaient des publics a priori éloignés les uns des autres mais intellectuellement (et sociologiquement) proches, popeux fans de Built to Spill mais à fond dans DJ Shadow, indie b-boys mal dans leur peau fascinés par Autechre, anciens rave kids s’étant mis au rap du Boot Camp via Mo’ Wax.

Curiosité, c’est paradoxalement parmi ces auditeurs inter-scènes du « rap » le plus sinistre jamais enregistré que surgira la souriante vibe de la décennie suivante, ce gigantesque mash-up des années iPod où techno, hip-hop et rock se mêleront dans une grande explosion de casquettes à filet et de soirées immortalisées par Cobrasnake. Les mecs de cLOUDDEAD, eux, continueront à œuvrer dans les abysses du monde contemporain, loin de Diplo, loin de la bloghouse, plus loin encore d’avoir une vie sentimentale sereine et satisfaisante. Parmi eux, Odd Nosdam poursuivra une riche carrière – comme il se doit – sous de multiples pseudos, creusant pas à pas son tunnel artistique fait de samples malveillants et d’extraits sonores repêchés dans les limbes d’Internet, brossant minutieusement son field-recording de la mauvaise ambiance contemporaine.

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