J’ai découvert le cinéma indien il y a un peu moins d’un an, lors du festival Hallucinations Collectives de 2023. Je sortais de 48 h de fête et de bénévolat à Grrrrnd Zero, mon dimanche promettait donc d’être tout sauf intellectuellement productif ; passer trois heures devant ce que je prenais alors pour une sorte de nanar à gros budget apparaissait être la meilleure chose à faire. Mais la présentation du film par les animateur·ices de l’excellent podcast Discordia laissait présumer que ça allait être biennnnn plus que ça. Une phrase reste gravée dans ma mémoire telle un nouveau mantra : « La sexualité est un spectre qui va de Prabhas à Prabhas. »
Baahubali fut ma première claque, une joie telle que je n’en avais jamais connue au cinéma : 180 minutes de muscles bandés (bahubali veut littéralement dire « l’homme aux bras puissants »), de sourire passablement niais sous une moustache impeccable, de cassage de gueule disruptif, d’animaux 3D, de quelques chorés pour la forme et d’une bande son radicalement épique. Une jubilation et la première fois que me prenait l’envie d’applaudir et de crier le nom du héros en chœur avec les personnages. J’ai regardé Baahubali 2 sur mon ordi aux haut-parleurs criards le soir-même : le cliffhanger était trop gros pour attendre la séance du lendemain et surtout tout autre film m’aurait paru fade, dépourvu d’audace, d’imagination et de cette joie manifeste, presque béate, de faire du cinéma. Après ça, c’est la plongée : je me fais les autres films de SS Rajamouli, je bassine tout mon entourage avec celui où le héros réincarné en mouche doit se venger de son assassin, je tape beaucoup (trop) de fois « Shahrukh Khan vost » sur Youtube, je regarde les premiers vrais nanars de Prabhas, j’écoute la B.O. de Devdas en boucle (et des podcasts qui s’y rapportent) à vélo, je refais une carte de bibliothèque pour louer Dhoom.
Bref j’ai découvert le feu, sans m’apercevoir que cette illumination était guidée par une seule et même voix, celle de Lata Mangeshkar.
Lata naît en 1929 à Indore, dans le nord de l’Inde. Elle est l’aînée de 5 frères et sœurs, un petit monde qui grandit dans une ambiance plutôt conservatrice : les filles n’ont pas le droit de se maquiller ni de s’habiller comme elles veulent, la musique profane est proscrite, à la maison on pratique/écoute uniquement de la musique classique, et on va encore moins au cinéma. Le père est lui-même chanteur classique et acteur dans une troupe de théâtre influente de la région ; et alors que sa fille est âgée de 5 ans, il lui met un tanpura entre les mains et lui enseigne les rudiments de la musique classique hindoustanie, caractéristique de ce nord de l’Inde mais aussi jouée au Népal, en Afghanistan et au Pakistan. À la mort de son père, Lata est encore adolescente et doit travailler pour entretenir la famille. Elle se fait embaucher dans l’une des industries les plus prolifiques de son pays, le cinéma. Elle est d’abord actrice dans une dizaine de films mais peu à l’aise devant les caméras, elle devient rapidement chanteuse playback. À l’époque, ce statut a peu de reconnaissance : les chanteureuses ne sont pas mentionné·es au générique, et encore moins payé·es. En 1949, elle double Mahal du réalisateur Kamal Amrohi. Le titre « Aayega Aanewala » est un tel succès que sous la pression des auditeurs – qui appellent carrément la radio pour demander le titre et connaître l’identité de l’artiste –, Radio Goa révèle le nom de la chanteuse.
Maintenant que son nom – et sa voix – est connu, il s’impose sur les lèvres de tout ce que le cinéma indien compte de personnages de jeune amoureuse innocente pendant près de 70 ans. Au cours de sa carrière elle chante dans plus de 14 langues, double plus de 1000 films, enregistre jusqu’à 6 chansons par jour, 25 000 au total faisant d’elle la détentrice du record du monde de chansons enregistrées avant d’être remplacée par sa sœur, Asha Boshle. Elle continue de chanter quasiment jusqu’à la fin de sa vie (elle décède à 92 ans des suites du COVID), ce qui lui vaudra de doubler des personnages de 50 ans plus jeunes qu’elle.
S’immerger dans sa discographie permet de suivre l’évolution du cinéma indien et de sa réception. Du succès d’initiés des films d’auteur de Raj Kapoor ou Satyajit Ray au carton des superproductions bollywoodiennes, jusqu’à une exposition au musée du quai Branly, cet art acquiert aujourd’hui une forme de reconnaissance plus large (en Occident, j’entend) et je suis à deux doigts d’affirmer que Lata Mangeshkar y est pour quelque chose. Voici donc une sélection (très réduite, si on considère son œuvre phlétorique) de trois chansons participant à des bandes-sons mythiques qui ne pourront plus jamais quitter mon esprit, dont la voix de Lata ne peut être dissociée. C’est parti !
Aan, Mehboob Khan (1952)
Aan, film de tous les records, ne sera détrôné qu’en 2002 par Devdas : film indien le plus cher de tous les temps, film indien ayant remporté le plus d’argent, premier film indien à être diffusé dans 28 pays, premier film en technicolor. Il fait des prouesses au box office de 17 pays, dont la France sous le nom de Mangala, fille des Indes. L’objectif du réalisateur était ouvertement de faire un film qui parle au public occidental en cochant les cases de ce qu’il attendait du cinéma bollywoodien : du drama amoureux avec une belle princesse, des intrigues de palais, de la dorure à en jeter par les fenêtres.
La musique du film est composée par Naushad Ali, considéré comme un des plus grands compositeurs du cinéma hindi. D’une formation classique hindoustanie, il est particulièrement connu pour avoir popularisé l’usage de la musique classique dans les films notamment en adaptant les râga. Le râga, c’est un ensemble de règles sur la manière d’articuler une mélodie, dans une optique cosmogonique : il donne un cadre pour composer ou improviser des variations selon des notes prédéfinies et selon un sentiment, une saison, un moment de la journée.
Pour la bande originale de Aan, il fait jouer un orchestre de cent personnes, ce qui n’avait encore jamais été fait au cinéma. Le succès de la B.O. est à l’image de celui du film, associant la voix de Lata (qui double bien évidemment la jeune princesse) à la découverte du cinéma indien pour nombre d’Occidentaux.
Dilwale Dulhania Le Jayenge, Adityah Chopra (1995)
Sur le papier Dilwale est un boy meets girl tout ce qu’il y a de plus classique : lui est sportif, cancre, insolent, dragueur ; elle est sérieuse, studieuse, respectueuse des traditions et obéissante envers sa famille. Ils tombent bien sûr éperdument amoureux au cours d’un road trip en Europe. Ils sont jeunes, beaux, ils s’aiment mais voilà Simran (interprétée par la superstar Kajol et doublée par Lata) est promise depuis l’enfance au fils du meilleur ami de son père. Raj (interprété par la superstar Shahrukh Khan et doublé par Udit Narayan) la rejoint alors en Inde où doit avoir lieu le mariage pour gagner la main de Simran auprès de son père.
À partir du thème récurrent dans le cinéma indien de l’amour impossible, le film parvient à s’adresser à la diaspora indienne, au désir de liberté de ces jeunes générations bercées dans la culture européenne tout en valorisant la famille et le respect des anciens. C’est extrêmement habile pour un premier film et surtout très beau à regarder. Dilwale Dulhania Le Jayenge est resté 62 semaines au box-office indien, record inégalé jusqu’à présent, et est encore diffusé dans certains cinémas 27 ans après sa sortie.
La musique du film a été composée par les frères Jatin et Lalit Pandit avec l’aide de Pamela Chopra (mère du réalisateur et épouse du grand réalisateur Yash Chopra) qui a choisi les instruments et aidé à sélectionner les morceaux pour leur donner une tonalité punjabi, du nord de l’Inde. Le disque de la B.O. a été le plus vendue de l’année avec 25 millions de copies officiellement écoulées, et approximativement 100 millions en comptabilisant les copies pirates.
Les dialogues et les chansons de ce film sont tellement ancrées dans la culture populaire que la chanson de la scène du mariage Mehndi Laga Ke Rakhna est encore aujourd’hui un tube de mariage.
Dil se, Mani Ratnam (1998)
Dil se est le troisième volet de la « trilogie du terrorisme » de Mani Ratnam, après Roja et Bombay. Il raconte l’histoire d’amour entre un journaliste et une jeune femme appartenant à un groupe terroriste du Cachemire qui commet des attentats suicides. Le film dépeint le conflit interne de cette femme voulant vivre pleinement son amour tout en restant fidèle à ses convictions et à la mission qu’elle s’est donnée. Une fois n’est pas coutume, Lata ne double pas le premier rôle mais l’épouse meurtrie qui voit son mari courir après une femme qui veut juste tout faire sauter.
Le film rencontre un immense succès à l’étranger, notamment aux États-Unis et en Angleterre, où il devient le premier film indien à se hisser dans le top 10 du box-office. La bande originale est composée par A. R. Rahman, sorte de superstar de la composition bollywoodienne (on lui doit aussi la musique de Slumdog Millionaire), il est notamment connu pour avoir introduit l’usage de l’ordinateur dans les musiques de films. L’une des chansons de Dil se est même présentée comme l’une des dix meilleures chansons de tous les temps selon un sondage mené par le BBC World Service – et on sait que les sondages disent toujours vrai. Elle a en tout cas été utilisée pour le générique du film Inside Man et dans Les Experts : Miami, ce qui est, vous en conviendrez, également une marque de prestige et de bon goût !