Que reste t-il de nos amours punks états-uniens des années 80 ? Ce punk caractérisé par ses glissements, qui fut l’anti-chambre, ou plutôt la cuisine ouverte où mijotèrent grunge, hardcore et emo ? À l’écoute de « Makes No Sense At All » de Hüsker Dü et « Waiting Room » de Fugazi, deux morceaux différemment représentatifs de ce que fut cette saillance furieusement sensible, j’aurais tendance à répondre : une énergie intacte qui vient habiter le corps dès les trois premières mesures de chaque chanson, un embrasement physique, une rage glorieuse toutefois contrôlée. Comme une adolescence qui réalise son pouvoir aussi éclatant que limité dans le grand n’importe quoi de la vie. Une adolescence de la débrouille émotionnelle, forcément autodidactique dans la grande jungle capitaliste.
Pour conclure son article intitulé « Demain en Amérique du Nord : les jeunes entre le Rêve américain et les réalités » publié dans le rapport de l’Unesco Les jeunes dans les années 80 en 1981, l’historien Thomas R. Forstenzer pose les bases de ce qui va constituer le terreau social de la musique de la jeunesse contemporaine : « Les jeunes des années 80 vivront dans une société dont les contradictions ne sont pas moins déroutantes que celles qui ont surpris leurs aînés : aux promesses de prospérité, d’entreprise individuelle, de participation politique directe et de modes de vie familiaux traditionnels répondent les réalités de la pénurie, de la grande bureaucratie hiérarchisée des affaires, de la participation minoritaire au processus électoral et du divorce dans une nation où les enfants se font rares. Rien, si ce n’est nos espoirs et nos penchants personnels, rien ne nous permet de prédire qu’il en ira tout autrement demain. » Il fallait bien des musiques qui allaient accompagner ces contradictions douloureuses, les rendre vivables.
Nous sommes donc en 1985 lorsque Bob Mould signe l’éternel « Makes No Sense At All », morceau figurant sur le quatrième album (et dernier pour le label SST) du trio légendaire du Minnesota, Flip Your Wig, un vrai chef d’œuvre du genre. Le guitariste-chanteur-compositeur ayant un talent certain pour le in medias res, ça part donc direct, avec cette voix qui a l’air de tout trouver facile, qui arrive comme si elle était déjà venue, avec son sérieux de pleine gorge claire et chaude à la fois. Le morceau est exponentiel, la courbe représentative de la fonction part en flèches de manière fulgurante et suit l’énergie des trois musiciens : basse, guitare, batterie, à trois ils sonnent comme dix.
Bob Mould y exprime une saine colère, visiblement dirigée contre lui-même ; selon lui, cette chanson interroge la cohérence de sa démarche de musicien (« pourquoi écrire encore des chansons si pessimistes avec un beau ruban autour ? ») qui makes no sense at all donc, ce qu’il répète à l’envi. Eh non Bobby, ça n’a pas du tout de sens, surtout que ces paroles sont portées par une musique qui nous invite à la danse et qu’on peut se les approprier comme on veut, tant elles pourraient s’appliquer à chaque petite velléité humaine. C’est une bombe qui ouvre les bons chakras, ceux du « que ça sorte, bordel ! », avec cette batterie folle en solo avant que tout ne reprenne, suspendue, mise en avant quelques secondes d’éternité. Et ça ne s’arrête jamais. Cette chanson a l’air de n’être qu’un refrain, sans cesse réamorcé et incroyablement mélodique. Mould n’a jamais caché son admiration pour les Buzzcocks et on retrouve dans son écriture ce même talent de la formule punko-pop, mais avec une résonance de cavalerie américaine, de grands espaces. Et en sus, une retenue. « It makes no sense at all », il gueule mais n’empêche que ça revient, on sent que le répéter ne sert à rien, qu’énoncer le cruel non-sens du monde ne le réparera pas, ne nous réparera pas.
On n’est plus dans l’absolu rejet romantique et génial des modèles éculés – dans lesquels nous vivons encore en 2024 pourtant : quelque chose a foiré dans la subversion, je crois – par le punk naissant, celui qui s’en fout bien de ce que ça donnera ; la colère nihiliste, entretenue dans un ping pong britannico-américain (des Damned aux Ramones), se transforme. Petit à petit, on passe à autre chose, le paradigme punk change, mine de rien. Ça envoie plus dans les arrangements, et ça contient plus, aussi : car 1985 c’est Ronald Reagan et l’invention d’une réalité cauchemardesque portée par le récit de la réussite individuelle, une réalité thatchérienne et dévastatrice. Me, myself and I au royaume matérialiste, bon courage pour y échapper, plus de retour en arrière après cette corruption du monde.
« Waiting Room » de Fugazi sort en 1989 : le bloc de l’Est s’écroule et l’espoir pète les scores, un peu trop vite et un peu trop fort, on le sait maintenant. Des entrepreneurs vont se partager, en comité réduit et sans scrupules, ce qui appartenait avant à la collectivité, mais ce qui importe alors, c’est cette sensation de liberté si puissante : ça ne va pas, mais ça ira maintenant, les murs tombent, tu vas voir, ça va être trop chouette maintenant, on va attendre ! Je suis moi-même encore toujours ce « Patient boy » qui attend (‘I wait ! I wait ! I wait’ ). Et oui : j’attends, j’attends, j’attends et j’attends encore trois décennies et demi plus tard.
À chaque écoute c’est instantané, la force revient et je suis loin d’être la seule – la chanson a été reprise un bon paquet de fois, jusqu’à aujourd’hui, souvent de manière réjouissante. Avec cette intro reconnaissable, dramatique dans la manière dont entrent les instruments, mimant sans cesse l’attente répétitive. Une mouture qui passe sans cesse du punk au hardcore, irrésistible pour le corps. Ian MacKaye, chanteur et guitariste de Fugazi (et accessoirement co-fondateur de Dischord Records et chanteur de la comète Minor Threat, deux autres institutions dans le champ de la power émotivité) raconte dans une interview de 2020 comme ils ont rôdé cet air des centaines de fois sur scène avant de l’enregistrer et comme il prenait une forme différente à chaque fois qu’ils la jouaient ensuite. Ça correspond tellement à l’énergie du morceau, se ré-inventer toujours, ne pas se laisser prendre ; d’ailleurs, il me semble que les paroles sont explicites :
« …In the waiting room / I don’t want the news / I’m not a part of it / I don’t want the news / I have no use for it / Sitting outside of town / Everybody’s always down / Because… they can’t get up… »
« …Dans la salle d’attente / Je ne veux pas écouter les infos / Je n’y suis pas / Je ne veux pas les infos/ Ça ne me servira à rien / Assis en dehors de la ville/ Tout le monde reste toujours immobile / Parce qu’ils sont incapables de se lever… »
Et de finir par une morale qui dit que le narrateur lui, va faire autrement, qu’il prépare une grosse surprise, c’est pour ça, il attend, il attend, il attend… C’est tellement ça, l’espoir de la vie adolescente contemporaine : plus tard, quand c’est moi qui vais faire, vous allez voir ! « Waiting Room », le titre est merveilleux tant il dit déjà énormément : la salle d’attente de la vie, par laquelle on pense qu’on ne passera qu’une fois. La bonne blague. Tout dans la construction rythmique de cette chanson dit l’urgence et la répétition ; comme dans « Makes No Sense At All », c’est un piège que l’on a construit soi-même, une boucle enfermante comme un ruban de Möbius.
Plusieurs générations plus tard, les jeunes et ceux qui n’ont pas oublié qu’ils l’ont été (jeunes) se battent toujours avec leurs petits bras costauds contre cet horizon bouché et sont bien obligés de croquer dans la pomme véreuse des promesses non tenues, et finalement peu désirables du monde. C’est freudien, ce qui fait mourir fait aussi vivre, l’immense beauté de la rage ne serait pas tout à fait la même sans l’envie de se défaire de la mortification du monde social, d’essayer d’agir un peu de sorte que… des chansons de fou prennent forme, par exemple.