Avez-vous un·e ami·e absolument pénible qui ne cesse de meumeumer et fredonner en faisant la cuisine ? Personnellement, je me fais régulièrement reprendre à ce sujet, avec ce trait particulièrement énervant de n’être traversé que par des vers d’oreille terrifiant de nullité. Dans cette scène, je suis heureux, mais un peu honteux, chantant sans trop oser, et plutôt faux, un mauvais titre de variété : « Seven Nation Army » ou « Le Petit Bonhomme en mousse » par exemple, quand je ne fais que réciter l’inconscient de mon époque (je suis né en 1991). Récemment c’est Danii Minogue et son « I Begin to Wonder » qui est venu me hanter, alors que je suis attelé devant mes feux.
Je vais vous présenter plus en détails ma manière de fredonner le dernier titre. Le titre m’est revenu « comme ça », mais tout à fait transformé par rapport à la version originale. Je suis allé puiser dans un souvenir un peu vague du morceau pour le retranscrire avec ma voix, selon mes codes et ma sensibilité. Le refrain est devenu beaucoup plus lent, hypnotique et psychédélique, et pendant quelques jours, impossible pour moi de lâcher cette boucle. Je suis donc ensuite naturellement allé écouter le morceau, qui m’a beaucoup déçu malgré mon appétence pour cette esthétique electro-pop m’as-tu-vu et aguicheuse du début des 2000. L’original est beaucoup plus brillant et rapide que dans mon souvenir. Ma mémoire a produit une sorte d’édit inconscient du morceau, une imitation se concentrant sur les intervalles, mais ayant une grande liberté en ce qui concerne les tons et le rythme.
Ce processus est au cœur du travail de la compositrice canadienne Cassandra Miller. Si vous ne la connaissez pas, c’est une STAR de la musique contemporaine. Elle est très ancrée dans le circuit institutionnel britannique et est encensée par le Guardian, dont la qualité des colonnes dédiées à la musique n’est plus à présenter. Pour le plaisir de la mesquinerie, je suis allé voir les derniers articles musique du Monde, et au programme, nous avons Charles Aznavour, Jean-Louis Murat, JoeyStarr et Junior Balvin… Bon, c’est la ramasse, mais vous pouvez quand même, en France, écouter une très bonne présentation du travail de Cassandra Miller dans ce « Carrefour de la Création » sur France Musique.
Cassandra Miller a mis au cœur de sa musique les processus de transcription et d’imitation, c’est même l’objet de son PhD, Transformative Mimicry: Composition as Embodied Practice in Recent Works présenté en 2018 à l’Université de Huddersfield. Elle prend ces processus connexes par deux angles principaux, d’abord la transcription d’œuvres enregistrées – j’écoute Danii Minogue et j’essaye de produire une partition à partir de mon expérience d’écoute. Cela crée forcément des décalages, et met en place un jeu entre le morceau original, mon écoute-écriture, et la partition qui amènera une autre interprétation. Mais Cassandra Miller s’intéresse aussi au « chant automatique », et à la manière de fredonner, meumeumer, vocaliser en écoutant, en improvisant avec l’enregistrement ou la musique jouée. Là j’écoute Danii Minogue au casque, devant un piano par exemple, et je joue et chante en écoutant : les frontières entre audition et création sont rendues floues, et un jeu de résonances productives émerge.
Ce qui est étonnant avec le travail de Cassandra Miller, c’est qu’elle traduit avec beaucoup de raffinement la pulsion du remix et de l’edit qui traverse la pop. Cette pulsion qui donne envie de ralentir à 400 % « I’m a Scatman » ou bien de jouer tous les morceaux de Loveless de My Bloody Valentine en même temps. La compositrice canadienne éprouve ce dispositif depuis plus de 15 ans, et cela l’a menée à des pièces absolument sublimes, comme cette transcription/imitation de la « chaconne » de Bach, « About Bach« . La partition classique est traitée comme une surface pop éditable et remixable ; la logique de réécriture par l’interprète est poussée à l’extrême, dans la lignée des travaux de Michael Finissy sur Scriabine pour son Skryabin, dans lequel le compositeur russe n’existe plus que dans des traces, des échos et des résonances.
Le disque que je vous présente aujourd’hui, paru sur l’excellent label d’Oren Ambarchi, Black Truffle, combine les deux approches de Cassandra Miller : le travail sur la transcription et la partition, et le fredonnement et l’improvisation en écoutant de la musique. Sur l’ouverture « Traveller Song », notre compositrice fredonne donc, écoute aussi, le tout à partir de l’enregistrement d’un voiturier sicilien capté par Alan Lomax et Diego Carpitella dans les années 50. Elle s’était déjà intéressée au folklore italien dans « Duet for Cello and Orchestra », pièce où elle adaptait une chanson de Martia Carta. Progressivement, écoute-improvisation (piano et chant) et composition se mêlent : l’ensemble de musique de chambre londonien Plus-Minus entre alors en scène et accompagne avec une délicatesse rare la voix de Cassandra. Guitare à peine frôlée, clarinette par petite touche et glissando de cordes nous mettent dans une ambiance de bedroom-Penderecki intimiste et terrible. Puis le piano tonne et retentit comme une cloche ramenant le travailleur à son ouvrage, et le thème secret du chant du voiturier reprend de plus belle, accompagné d’un accordéon et d’une ambiance de fin d’après-midi à Palerme. Le fil invisible, et le mirage, d’une musique dont les interprètes ne sont que des passeurs, d’une musique qui préexiste à son interprétation, nouent ensemble chaque mouvement de « Traveller Song » et l’enregistrement d’Alan Lomax et Diego Carpitella.
Puis vient « thanksong », adaptation-improvisation-transcription sur le même principe, cette fois consacrée à la « Heiliger Dankgesang » de Beethoven, troisième mouvement de son quatuor à corde numéro 15. Un gros morceau puisque c’est probablement une des pièces les plus célèbres de Beethoven, celle dont T. S. Eliot s’inspirera pour écrire ses « Four Quartets », une musique de réconciliation et d’apaisement. Ici accompagnée de la soprano Juliet Fraser et du Quatuor Bozzini de Montréal, Cassandra Miller écrit une pièce fragile et puissante gorgée du secret – déjà éclatant dans la pièce de Beethoven – d’une harmonie et d’une gaieté dépassionnée, source d’une forme d’état de conscience altéré et doux.
Cela fait maintenant plus de six mois que j’écoute ce disque très régulièrement, et je ne cesse d’être fasciné par la maîtrise et la délicatesse de l’écriture. Si je peux me permettre un conseil : ces premières journées de juin sont l’occasion parfaite pour accueillir le soleil, faites le donc avec Cassandra Miller. Transe extatique et méditative garantie, avec fenêtre ouverte et bras tombants, et une petite option deep listening, peut-être.