Vous écoutez souvent de la musique ? Il y en a plein des occasions, dans la vie de tous les jours, pour mettre de la musique dans sa journée. Mais que se passe-t-il lorsqu’on fait un pas en arrière pour appréhender les ficelles, la structure tissée de ce que l’on écoute ? Sortir de la musique pour mieux y pénétrer. La regarder de loin pour mieux apprécier ce qu’on y cherche. Réinjecter la réalité de ce qui est en train de se passer dans ce qui est en train de se passer. Recontextualiser, car la brume des surimpositions – de sens, des signifiants – noient souvent le poisson de l’expérience sonore et musicale en elle-même ; une surcharge qui améliore la diffusibilité, injecte une valeur, positionne sur un marché, mais souvent habille de misère la réalité de ce qu’elles décrivent et enserrent.
Mais faut-il chercher à caractériser un fait musical qui cherche à échapper à ses propres limites ? Et même : qu’est-ce que ça veut dire, que d’écrire cet article ? Vous payez un abonnement, a priori pour soutenir une certaine forme de journalisme musical dont vous cherchez à tirer un bénéfice réflexif. Et la rédaction, après examen, a jugé que ces lignes méritaient d’être portées à votre attention – j’espère que tout va bien, jusque ici. Si je pose ces questions, c’est pour vous mettre dans l’ambiance d’un geste qui se critique lui-même dans l’action, entraîne des abîmes de récursivité, esquisse des harmonies à la fois musicales et méta ; d’un geste qui cherche à s’absoudre du contexte en le remettant sans cesse au centre.
Faire de la musique sur la musique, comme d’autres font des films dont la forme parle en elle-même de cinéma (je pense à Nope de Jordan Peele, ou Godland où la question des techniques de prise d’image font partie des intrigues). Interroger le sens de celle-ci afin de trouver comment, et pourquoi continuer à créer. Ces gestes musicaux soulèvent et manient une myriade de questions, outre celle de la signification du faire, là maintenant – par exemple : l’explicitation des conditions de production de la musique permet-elle, par une (re)mise en jeu et en abîme, de construire un rapport critique plus général à notre monde ? Pourquoi mettre en avant dans sa musique les conditions dans lesquelles l’émission et la réception de cette musique s’opèrent ? Expliciter un acte revient-il à brouiller les contours de ce qu’il peut vouloir dire, à ouvrir d’autres lucarnes d’analyse et d’expérience ? À prendre acte des manières dont les pratiques évoluent ?
La critique de la musique par elle-même peut être motivée par la façon dont cette dernière se vit parfois comme une prison – c’est en effet, si l’on en croît Salvador Dali interrogé par Henri Laborit, un art intrinsèquement pauvre dans sa capacité à exprimer quelque chose de plus complexe que des sensations, des émotions. Cela peut aussi être la réponse à des formes contemporaines perçues comme dévoyées, stagnantes, en dégénérescence. Ici, c’est plus spécifiquement de cette embarrassante dénomination de musique expérimentale (expérimentale de quoi d’ailleurs faudrait-il toujours se poser la question quand on rencontre ce terme) dont il sera question, notamment à travers la production récente d’une icône de la musique métaphorique : Alina Astrova, plus connu sous les alias d’Inga Copeland (au sein du duo déjà bien méta Hype Williams, notamment) puis de Lolina. Lolina, dont les œuvres, à partir de 2019 se sont fait de plus en plus explicitement réflexive, jusqu’à concrétiser une série en forme de sans-faute herméneutique, creusant toujours plus en avant un tombeau toujours plus grandiose pour la musique du siècle passé.
Un diptyque ouvre cette période ouroborique : d’abord le Live in Geneva (enregistré à la Cave 12) puis, quelques mois plus tard, juste avant l’épidémie, Who Is Experimental Music ?, un album dont la percussivité du titre en forme de question ouverte – le qui et non plus le quoi, ce qui visibilise en quelques mots des dynamiques de classe et de genre, une démographie, incarne la musique expérimentale en des musicien·nes expérimental·es – résonne dans les sons bouclés et très crus. Who Is Experimental Music ? est une décomposition poussée de l’acte musical, qu’il soit pop et/ou électronique, où l’esprit tente de recomposer, comme bon lui semble, des chansons par des éléments isolés et apparemment privés de la substantifique moelle de celles-ci. « C’est les samples qu’elle ne jouent pas » : la musique se révèle là où pointe son absence, ce qui s’avère libératoire quand les suggestions d’écoute saturent l’espace. On reste sur ses gardes, considère avec plus de minutie ce qui se passe dans un concert ; dans l’acte maintenant si chargé d’appuyer sur le bouton play d’un lecteur numérique, par exemple. En s’adressant à et en personnifiant directement la musique, le doigt est mis sur la façon dont le son déforme lui aussi, en retour, les subjectivités ; se demander si celle-ci est bonne ou mauvaise, c’est revenir à son illusoire valeur intrinsèque ; aller plus loin dans nos sensibilités individuelles ou collectives, nous permettre de nous interroger sur l’objet musique mais aussi les fanatismes qu’il peut susciter ou accompagner.
De même que le dé-pitch est un outil de re-contextualisation du son en tant qu’émission, la manipulation du matériau vocal rend sensible sa ductilité. Via une attention portée sur des détails significatifs (mais pour qui?), l’écoute active oriente vers une exploration de ce qui fait sens – ce qui est sensible mais aussi ce qui est censé. C’est une perception situationnelle, où les conditions et contextes de production se trouvent explicitées. On explore alors les contours sans cesse repoussés de régions nouvelles/renouvelées de ce qu’est la musique, de comment l’interpréter, de ce qui fait danser, procure du plaisir, fournit le prétexte à un « moment », forcément social. L’appréciation de la durée est aussi un périple : un morceau peut durer 20 minutes comme 6 secondes. Déplacement du démiurge vers l’écoutant encore, que l’on peut notamment apprécier dans la version nouvelle graphique en ligne d’Unrecognisable, son dernier album paru cette année. Cette décontextualisation-recontextualisation permet de soulever la pierre des déterminations de nos écoutes, d’observer la danse des fourmis de l’abstraction.
En voyant la configuration technique que Lolina pouvait utiliser au moment du Live in Geneva, j’ai aussi vécu cette série de sorties comme un autre genre de moment, à savoir celui de l’arrivée de la CDJ comme instrument d’expérimentation critique dans les débats. C’est quelque chose qu’une platiniste comme Mariam Rezaei explore pleinement dans son intense triptyque SKEEN/BOWN/BLUD ; le pétrissage vocal extrême de Petronn Sphene, que j’écoutais pas mal à ce moment là, l’incarne d’une manière paroxystique.
Lolina a exploré cette voie à fond. Sur l’excellent Fast Fashion – dont le titre permet de resituer la musique comme production parmi tant d’autres, et sur laquelle s’exercent les mêmes règles schumpeteriennes qu’ailleurs –, un Ted Talk du producteur star Mark Ronson devient matière musical ; « Music is the Drug », chanson dont le rapport à la musique est le héros (et single de Face the Music, album au titre intimidant s’il en est), souligne le caractère addictif de la mélomanie tout en poursuivant une description de la relation intime entre courant musical et économique ; le split avec le duo @xcrswx paru sur Feedback Moves, poursuit cette abstration turntablismique par le recyclage ; Unrecognisable se situe dans une fiction où la culture club est réduite à l’état de souvenir dans une société dystopique, dominée par des bâtiments plus réels que les humain·es, qui l’aurait abolie : a réflexivité nostalgique de ces productions ne porte par sur une époque, un genre, des sonorités, un courant musical mais sur l’entièreté de la musique – comme une réponse au chambardement planétaire du paradigme technologique, où la musique devient contenu et l’imaginaire bien trop réel, dans le sillage ses situations de confinement pandémiques et de crises économiques.
En dérivant à peine, cela m’entraîne vers l’œuvre d’une autre artiste, elle aussi publiée à l’une des apogées de l’âge covidien : Terrain Transparent, un EP sorti par Oï les Ox sur Krut – label monté par l’équipe de Kraak pour salutairement continuer à faire vivre un monde musical arrêté – en février 2020 et complétant Crooner qui coule sous les clous, son album-concept au long murissement sorti la même année. En ouverture s’y trouve « Drum Sequensoeur », chanson construite autour de samples d’un tutoriel consacré à, vous vous en doutez, un séquenceur de batterie. Regarder des vidéos de test de matos est le lot de beaucoup de musicien·n·es en quête de nouveaux instruments, et ce morceau réussi à expliciter et esthétiser un moment a priori peu enchanteur. La facilité apparente avec laquelle elle joue avec le musiquer non musical (on y entends aussi des sons de claviers tels que ceux qui peuvent accompagner nos recherches sur ordinateur) pour en faire un objet d’écoute et pas simplement une méta-blague m’a fasciné. Un commentaire sur la musique n’avait plus besoin d’être narquois et de s’abstraire de la musicalité, tout en restant extrêmement ludique ; je vois là un prolongement des dimensions immenses ouvertes par les plunderphonics dans le genre du Plexure de John Oswald.
Et déjà d’autres exemples me viennent : Drone Operatør et son usage de la mémification du jazz, des drones (les machines volantes, pas les sons continus) de la musique comme contenu ; la série You Like Music de Death Dynamic’s Shroud et Galen Tipton qui nomme ce qui est en train de se passer si vous écouter le fruit de leur travail ; le morceau « Music » du duo New York d’influence lolinienne. Et enfin, mention spéciale pour Max Eilbacher qui présente le son du roulement de son pelicase comme la documentation véritable de ses pérégrinations, dans une autocritique savoureuse parue sur Bahn Mi Verlag, maison fondée par un certain Jack Callahan, dont les actions facétieuse avec son camarade Jeff Witscher feront les choux gras du prochain épisode de notre série consacrée à la musique de musique.
Un commentaire
C’est marrant, j’écoute Lolina depuis 2017 et je trouve surtout que c’est une génie de la pop et je me laisse porter dans son univers par ses paroles, par son esthétique, par ses mises en scène, comme une fiction, pas comme un commentaire méta-musical. Même si je peux pas nier que c’est aussi une artiste conceptuelle. J’ai toujours suspecté que ses lives à Paris et à Genève étaient inauthentiques : des versions studio avec des sons d’applaudissements ?