Ces derniers mois, j’ai beaucoup évoqué des formes de revisites du passé, en parlant d’hypersleaze ou de la nouvelle vague indie-emo. À chaque fois, j’ai voulu souligner l’aspect ambigu de ces gestes qui sont autant des formes d’hommages que des profanations. Quand je parle de profanation, au fond, j’ai en tête les mots du philosophe Giorgio Agamben (encore lui), qui reprend la fonction latine du terme : « profaner, c’est restituer à l’usage commun ce qui a été séparé dans la sphère du sacré ». Il y aurait alors une dimension politique aux manières d’invoquer le passé avez irrévérence. Je vais pourtant maintenant vous présenter le travail d’un musicien, Louis Philippe, qui s’inscrit dans une forme tout à fait différente de relation au passé, qu’il ne cherche pas du tout à profaner.
Son pseudonyme nous alerte déjà fortement sur l’aspect potentiellement conservateur de sa musique. En effet, le règne du roi Louis-Philippe, qui a eu lieu entre les révolutions de 1830 et de 1848, est marqué politiquement par une forme de libéralisme mou du genou. Esthétiquement, la monarchie de Juillet est traversée par une forme de première post-modernité, un mélangisme sauvage, qui s’exprime dans une une foire aux « néo » en tous genres. Le fantasme de la France préindustrielle et d’une monarchie toute-puissante autorise alors tout les chevauchements stylistiques, pourvu que cela fasse ancien.
La musique de Louis Philippe, l’alias d’un Normand dénommé Philippe Auclair, est définitivement marquée par une forme de révérence vis-à-vis d’un passé esthétisé. Son truc à lui, c’est la pop anglophone des années 1960, et plus précisément, le lyrisme délicat de certains chanteurs de l’époque, notamment Scott Walker et les franges les plus raffinées des swinging sixties. Il n’est pas le seul à fantasmer sur ce Londres doucement décadent et confortablement bourgeois, mais reste assez précurseur dans le genre. Il inspirera, avec ces premiers disques, les artistes tokyoïtes du mouvement Shibuya-kei, comme Fantastic Plastic Machine ou Pizzicato Five. Ceux-ci influenceront à leur tour d’autres artistes français, comme Air ou Dimitri From Paris, ainsi que des artistes britanniques, comme King of Woolworths ou Saint-Étienne (Bob Stanley, de ce dernier groupe, a par ailleurs sorti en 2023 une superbe compilation dans laquelle il présente sa propre vision de ce Londres fantasmagorique). Ce son tranquillement guindé marquera profondément les productions pop de la fin des années 1990.
Auclair n’a pas cessé une seconde de tenter de construire cette pop référencée et maniérée. Après avoir brièvement travaillé pour Les Disques du Crépuscule à Bruxelles au milieu des années 1980, il déménage à Londres, où il réside toujours. Installé dans le quartier de Shepherd’s Bush, dans l’ouest, il commence à enregistrer de la pop élégante et participe à l’aventure du label él, sous-division de Cherry Red axée sur le dandysme pop et l’easy listening. Il sort ensuite, au début des années 1990, plusieurs disques au Japon, chez Trattoria, bénéficiant là-bas d’une certaine popularité en tant que précurseur du Shibuya-kei. C’est à cette époque qu’il connaît son plus grand succès, le très bon album Sunshine, sorti en 1994 et produit par Bertrand Burgalat. Une rencontre assez inévitable au vu de la proximité des horizons esthétiques des ces deux Français au conservatisme pop assumé.
La discographie de Louis Philippe est très dense, mais si je dois vous guider ailleurs que vers le disque dont je vais parler aujourd’hui, je vous laisse aller découvrir ses deux albums produits en collaboration avec Dean Brodrick, Rainfall et Jean Renoir. Il tente là de construire des hybridations assez saugrenues, en mélangeant à sa pop toujours très chic une forme de scat à la Swingle Singers voire à la Bobby McFerrin, le tout supporté par des arrangements épiques au synthé MIDI et au basson. Bref, un sacré bazar.
Quoi qu’il en soit, après sa période japonaise, Louis Philippe est un peu au sommet de sa gloire, notamment à la suite de son micro-tube « L’hiver te va si bien ». Il se lance alors dans une entreprise ambitieuse qui correspond parfaitement à son esthétique résolument conservatrice : se faire accompagner par un orchestre symphonique, en toute humilité. Il se lance avec son collaborateur Danny Manners dans l’écriture d’arrangements complexes, qu’ils feront ensuite jouer par l’orchestre philharmonique de Prague. Tout cela aboutit à un disque, Azure , qui est enregistré au printemps 1998, puis mixé et dubbé à Londres, avant d’être publié par le label généraliste français, XIII BIS.
Et je dois dire que je suis absolument charmé par le romantisme de toute l’affaire. Le timbre de voix sibyllin de Louis Philippe est d’une douceur rare et surplombe avec grâce des arrangements de cordes et de bois parfaitement pensés. Auclair trouve là la formule d’un lyrisme pop vraiment touchant, et ce qui aurait pu se transformer en grosse tarte à la crème écœurante devient un délice de pop ciselée et rêveuse. Je suis particulièrement accroché par la deuxième partie de l’album, un peu plus rythmée, à partir du morceau éponyme « Azure ». L’orchestration des percussions parfait le son très typé sixties, tandis que l’apparition de quelques notes d’accordéon dans « I Can’t Own Her » donne du caractère au tout. « An Ordinary Girl » et « Jolis Avions » sont probablement les plus beaux morceaux de cet opus, dans la plus pure lignée du lyrisme tranquille des premiers disques de Scott Walker. On a tout simplement envie de passer des heures à se lover dans ces écrins de luxure paisible, à traîner en peignoir en soie dans les alcôves les plus intimes des trémolos de Louis Philippe.
Et c’est là l’aspect tout à fait problématique de la musique du Normand, puisque la seule sensation recherchée est celle du réconfort dans un imaginaire bourgeois sans aspérités (là où son modèle Scott Walker, on le sait, s’est défait de ce piège lors de la deuxième partie de carrière). On entre dans cet album comme dans un spa de luxe, un peu intimidé au début, puis très vite aliéné par le dispositif à mesure que l’on passe entre des mains expertes. Finalement, on se trouve quand même un peu ridicule en peignoir et en claquettes duvetées, et les huiles chaudes ont une petite odeur rance. Je me suis fait tout simplement avoir par cette musique d’esthète anar de droite, débordante de coquetterie, qui plonge dans mes entrailles pour faire chauffer à fond mes plus honteux désirs blancs et bourgeois.
Ces atermoiements d’auditeurs pointilleux, Philippe s’en fout pas mal et il va par la suite continuer d’explorer un passé mythifié où il se promène, tel un dandy un peu perché, à travers son album Nusch, toujours en collaboration avec Danny Manners, qui le voit chanter des airs de Francis Poulenc, en s’inspirant du travail du chanteur lyrique Robert Tear. Bref, entre classicisme et élégance, ça se ballade.
Sa carrière ne s’est pas arrêtée là, puisqu’il continue d’enregistrer des disques, dont une excellente et récente collaboration avec Stuart Moxham des Young Marble Giants. Pour mettre les choses « Auclair » (désolé), sa discographie est bluffante, pleine de petites merveilles pop coquines et réac qui sauront tenter les amateur-ices de mocassins à glands.
Mais il y a un détail que je ne vous ai pas encore dévoilé qui rend la biographie de Philippe vraiment curieuse et qui donne un aspect drôle au côté gentiment bourgeois de sa musique. Car en arrivant à Londres, l’exilé outre-Manche n’est pas seulement devenu musicien, il a aussi embrassé une carrière de journaliste sportif, en devenant correspondant pour la chaine câblée TVSport. Par la suite, il se spécialisera dans le ballon rond, travaillant notamment pour France Football, tout en intervenant régulièrement dans les émissions spécialisées de RMC. Il est un fan d’Arsenal et a signé des biographies remarquées d’Eric Cantona et de Thierry Henry. On peut voir toute l’étendue de son dandysme tranquille dans cette vidéo où il explique l’impact des Gunners sur la vie du quartier de Highbury.
C’est le clou du spectacle. Notre dandy conservateur est en fait un type qui se prend la tête avec Daniel Riolo pour savoir si tel ou tel joueur est « surcôté », ouvrant alors un horizon des possibles effrayant : et Laurent Luyat avait débuté dans l’illustration sonore, publiant un disque introuvable aux accents baléariques ? Le maxi sur Bunker de Grégoire Margotton, ça vaut le coup? Quid du solo de vielle à roue d’Estelle Denis? Je vous laisse tremblants devant ces hypothèses. En attendant, peut-être qu’on peut s’offrir une excursion tranquille dans les limbes d’une pop juilletiste parfaitement conformiste, mais tellement douce.