Quelques éclaircissements sur le chant diphonique mongol (qui en vérité s’appelle le khöömii)

Sainkho Namtchylak Stepmother City
Ponderosa, 2000
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Musique Journal -   Quelques éclaircissements sur le chant diphonique mongol (qui en vérité s’appelle le khöömii)
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Mettons d’abord les choses au clair. Le chant diphonique n’est pas un chant. C’est un terme scientifique employé par les ethnomusicologues occidentaux depuis 1971 pour décrire la sensation jusqu’alors inconnue de double voix (di : deux ; phoniques : sons) générée par une seule et même personne.

S’il avait ainsi fallu faire un classement des chants diphoniques ayant marqué ces collecteurs de nouvelles sonorités, le khöömii (ou khöömei) de Mongolie aurait occupé la première place. Pourtant, à l’inverse des chants traditionnels du pays, assez largement pratiqués par ses habitants, seule une poignée de vocalistes des campagnes le maîtrisent encore au moment de sa “découverte” par l’Occident.  Inscrit depuis 2009 sur la Liste des Patrimoines de l’UNESCO sous l’impulsion de Johanni Curtet, le khöömii est devenu un emblème national, faisant l’objet de multiples réappropriations et amalgames.

Le khöömii est une pratique vocale qui permet à l’individu de produire un timbre de voix formé de deux notes de fréquences proportionnelles : la première, le bourdon, constitue le son fondamental et suppose d’être tenue à la même hauteur durant toute la durée de la performance; la deuxième, l’harmonique, obtenue à l’aide d’un positionnement de langue et/ou de bouche particulier, est perçue par notre oreille occidentale comme une mélodie se superposant à la note fondamentale. Ainsi, et c’est le plus important pour comprendre la sensation à l’écoute d’un chant diphonique, la fréquence de l’harmonique peut être égale à deux (H2), trois (H3), ou quatre (H4) fois la fréquence du bourdon (H1). À noter qu’il existe une pluralité de khöömii, et donc de techniques, dont on citera seulement le kharkhiraa (khöömii profond), qu’on associera à des sonorités graves, et l’isgeree khöömei (khöömii sifflé) à un sifflement aigu.

Il n’existe pas de véritable consensus sur l’origine du khöömii. Néanmoins les hypothèses affluent en la matière. D’aucuns affirment que les premiers maîtres auraient découvert cet art en imitant les sonorités de la guimbarde, d’une flûte appelée tsuur ou bien encore celles de la nature. Cette dernière théorie expliquerait en outre le lien étroit de cette pratique avec des cultures particulièrement alertes face à leur environnement. Enfin, il est possible que le khöömii tire son origine des épopées de l’époque, dont les voyelles, lorsqu’elles sont prolongées à l’oral, sont semblables au bourdon.

À la différence des mélodies tonales (qui modulent simplement la fréquence fondamentale) auxquelles nos pauvres oreilles occidentales sont habituées, le khöömii permet quant à lui de produire une mélodie dite spectrale : il rend audible nos discrètes harmoniques en les amplifiant. Bien évidemment, le monde occidental n’a retenu de cette pratique que ce qu’elle voulait bien entendre… et a donc adapté le khöömii à sa sauce en modulant le bourdon, qui traditionnellement, est censé être tenu. En brisant la monotonie du bourdon dans un morceau, les Occidentaux en ont ainsi fait un chant, plus mélodieux, et moins dangereux, car nécessitant moins de pression au niveau du diaphragme. 

Mais si le khöömii rencontre de plus en plus de succès à l’Ouest, c’est aussi parce qu’il est associé à tort au chamanisme. Utilisé à des fins thérapeutiques, les Occidentaux y voient un moyen de se connecter à eux-mêmes, à la nature ou aux esprits… Certains artistes mongols, conscients de cette relecture occidentale, en font d’ailleurs leur stratégie de vente. Et pourquoi les blâmerait-on ?

En plus de cette réappropriation technique et culturelle, les Occidentaux ont également mélangé le khöömii à des styles musicaux et instruments variés : jazz, rock, techno, bols tibétains, didjeridoo…  Chacun son cocktail, et tant pis pour les puristes qui y verraient une atteinte aux prétendues traditions mongoles.

Comment pratiquer le khöömii ? Il n’existe que très peu de professeurs. Car même si le terme « chant diphonique » suscite de plus en plus d’intérêt (il n’est que de constater les salles pleines au concert du groupe de métal mongol The Hu, à Paris l’an dernier), sous forme de podcasts relaxants ou de candidats inhabituels à l’émission The Voice, peu sont ceux qui souhaitent vraiment s’investir dans cette pratique. 

Pour sortir un premier son fondamental, il est d’abord nécessaire de travailler son souffle, et de contracter son pharynx afin de générer une pression d’air suffisante sur les cordes vocales. L’écoute et la compréhension de son corps dans cette pratique sont alors primordiales pour adopter la juste position, et la patience et la détermination sont donc cruciales dans l’apprentissage. L’utilisation d’un spectrogramme peut en outre contribuer à mieux situer et mesurer les harmoniques de la voix.

Si l’on s’éloigne des steppes mongoles pour se laisser porter vers la Sibérie, en République de Touva, il est possible de retrouver une technique vocale du même nom. Pourtant, les cultures mongoles et touvaines sont le fruit d’une histoire bien différente. En Touva, la tradition interdisait aux femmes de “diphoner” sous peine de perdre leur fertilité. Il est vrai que cette technique peut présenter un danger khöömii pour une femme enceinte, en ce que la pression importante sur le diaphragme qu’elle impose parfois peut entraîner une descente d’organes. Mais ce danger n’est heureusement pas présent dans toutes les techniques de khöömii et aujourd’hui, malgré la persistance de cette croyance, de plus en plus de femmes osent porter leur voix !

C’est le cas de Sainkho Namtchylak, qui rompt non seulement avec la tradition de genre, mais aussi avec ses codes musicaux. Dans son album Stepmother City sorti en France en 2002, l’artiste nous propose en effet un khöömii sifflé sur son lit de jazz, nous plongeant ainsi dans un univers sauvage et rassurant à la fois. Coup de cœur pour le titre « Order to survive”, un intense dialogue entre saxophone et khoomii, où Sainkho, telle une créature mystique sortie du lac Baïkal, alterne sans effort apparent les fréquences graves et aigües.


Et puis, sans prévenir, “Let the Sunshine” prend le pas, et c’est maintenant sur des rythmiques reggae que Sainkho s’amuse à diphoner. Vient ensuite Tuva Blues, où la chanteuse atteint un sommet de performance animale : comme possédée par un esprit fou, elle ouvre nos oreilles à des ondes jusqu’alors inaccessibles.

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