Si j’étais une sacrée mauvaise et cynique langue doublée d’un rageux bien établi, je dirais que Lamin Fofana est dans le coup, peut-être un peu trop pour que cela ne cache pas quelque chose. Musicien raffiné polymorphe à la discographie étoffée, il édite ses propres disques, a été publié par Trilogy Tapes ou Hundebiss et se démerde pas trop mal quand il sort d’autres artistes ; dj, animateur pour NTS, monsieur est également artiste avec ses entrées aux Biennales (de Venise à Liverpool) ou à la Hamburger Bahnhof de Berlin. Lamin Fofana est new-yorkais depuis un moment, c’est indéniable, cela s’entend dans sa musique, se ressent même dans sa persona, pourrais-je dire.
Remettons cependant les choses à plat : s’il vit aux États-Unis, c’est qu’il a dû quitter la Guinée Conakry où il était déjà arrivé après avoir fui la guerre civile en Sierra Leone. Et comme toutes les migrations, la sienne le transfigure, nourrit sans cesse son œuvre ; inspiré, il appréhende les noeuds du réel. Je ne tracerai pas de parallèle rincé et ethnologisant, mais tout de même : à la manière du chaman, Lamin Fofana traverse, fond ensemble, fait dialoguer. Il est un transfuge, à la lisière, à la fois in, dans le coup mais aussi en dehors. Cette situation lui permet de glisser et de s’adapter. On projette sur lui (comme moi alors que j’écris, en ce moment-même), affabule et comprend toujours partiellement. De cela, il peut jouer : il est une singularité qui perçoit la trame et en tire avantage sans en faire des caisses. Il fait son truc, tutoie les hautes sphères sans se la raconter outre-mesure, et c’est sûrement ça qui me fait un peu bisquer.
Qu’elle se danse et/ou se contemple, sa musique est immédiate, corporelle, sensuelle et intelligente, toujours politiquement chargée même lorsqu’elle ne déroule pas de grands discours. De la bastos de piste de danse insolente (à la new-yorkaise donc) aux biotopes surréels et visionnaires, les grosses caisses, les nappes synthétiques et les items phonographiques restent habités, chargés d’une vie qui dépasse les bornes de l’œuvre enregistrée. De l’émotion pure. J’ai découvert son travail avec Blues, un album exemplaire du versant le plus vitaliste et le moins typiquement dance de son travail, qui communique avec d’autres œuvres de son ample catalogue (qu’il gère et agence avec soin, à la manière d’un artiste qui met en scène sa production), notamment Black Metamorphosis et Darkwater avec lesquels il forme une trilogie.
D’autres entrées résonnent également avec cette dernière, comme Ballad Air & Fire et The Open Boat, qui se placent dans un même continuum mémoriel et fantasmagorique et emploient une même palette de sonorités. Il y a d’ailleurs une homogénéité troublante dans les sons qu’utilise le musicien dans ses disques, ce qui enrichit encore la thèse d’une objet pensée à travers le prisme de la totalité, du corpus entier, mais avançons.
Un élément déborde littéralement de cette œuvre (fournie), sonorement et dans les thématiques traitées : l’eau. Même quand elle n’est pas mise en avant, ses faibles remous sous-tendent. Elle est là, gorgée et coulante, sous diverses formes. Il y a la sueur des danseurs, les larmes, la moiteur d’une brume lourde et chaude et bien évidemment l’océan Atlantique et la mer Méditerranée, où de nombreuses personnes ont perdu et perdent encore la vie. L’eau et la négritude semblent inséparables chez Lamin Fofana. La pensée de Paul Gilroy, de Sylvia Wynter ou de Kodwo Eshun, et donc des Black Studies (c’est aussi le nom de son label) au sens large infuse son corpus.
Mais la marque d’un autre projet musical s’imprime également avec force sur celui-ci ; bien que Lamin Fofana ne cite jamais explicitement le groupe, l’influence de Drexciya sur sa musique est incontestable. Plus qu’un écho, Fofana est un continuateur érudit et distancé du projet du duo de Detroit, dont il va approfondir et complexifier la mythologie sans pourtant y prêter explicitement allégeance. Sa vie elle-même – de l’Afrique de l’Ouest vers les États-Unis, poussé par des conflits perlés dont les sources sont sans conteste coloniales – et ses pratiques, tout cela fait de lui un héritier légitime de cette royauté mutante. Cette œuvre, il l’utilise comme matrice, tout naturellement, la rend plus charnelle et l’ancre plus concrètement. Elle est sienne déjà, plus qu’il ne se l’approprie. Les tragédies migratoires communiquent, forment une continuité où la traite transatlantique et Lampedusa se répondent dans des morceaux portés par une même dramaturgie océanique – déjà en 2015 Philip Sherburne explorait ce lien pour Pitchfork en invoquant Drexciya, c’est vous dire depuis quand cette liaison travaille.
Sa dernière trilogie, sortie sur la première moitié de 2025, est la plus explicitement drexciyesque. L’élément aquatique y est toujours central, omniprésent, des titres aux illustrations en passant par les textures. Pourtant, ces élégies mouillées et dansantes marquent un dépassement : idiosyncratiques et stupéfiantes, elle réussissent le tour de force de dépasser ce à quoi elles se réfèrent sans jamais que le point d’ancrage ne disparaisse. Mystère lourd de sens, Out of Water Light Congregates Endlessly, Tidal Dub et Heavenly Bodies Moving Out of Place étaient jusqu’à hier encore disponibles à l’écoute sur Bandcamp, mais ne le sont aujourd’hui plus que sur le site phase4.zip, apparement un nouveau projet éditorial du musicien, très axé club. Ce qui m’avait amené à démarrer cet article a donc en grande partie disparu (en tout cas gratuitement) et je pourrais tirer encore un parallèle discutable entre cette dissipation et une autre, mais je ne le ferai pas.
Je me rappellerai par contre que j’avais voulu offrir Blues en vinyle à ma compagne, que l’exemplaire n’était jamais arrivé, parce qu’il n’y en avait en fait plus. Cette façon dont la musique de Lamin Fofana semble se dérober à chaque fois que je veux la saisir me trouble, même s’il s’agit sûrement d’un hasard. Pour vous consoler de cette perte dont vous n’avez même pas idée donc mais que vous pouvez combler contre quelques deniers, écoutons The Open Boat, qui s’installe pour moi comme le lien parfait entre les deux trilogies du musicien. Je vous invite plus particulièrement à vous laisser porter par « Poseidon (Dub Version) / Sea is History » et « The Unity is Submarine », deux morceaux qui fonctionnent comme un diptyque chargé en émotion, où chaque occurrence du motif voit ses contours déformés par le poids de sa charge, gorgée d’un hydrolat impur, potion d’humeurs et d’eau salée.