Chanson, avant‑garde et 38 tonnes : Jean‑Marie Mercimek et Marguerite Duras en covoiturage

Jean-Marie Mercimek Dans le camion de Marguerite Duras
Aguirre, 2025
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Musique Journal -   Chanson, avant‑garde et 38 tonnes : Jean‑Marie Mercimek et Marguerite Duras en covoiturage
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« La vie est une barque de géraniums qui s’échappe vers l’horizon. » 

J’aurais aimé tirer cet aphorisme, s’il en est un, directement de mon cerveau, mais c’est bien de celui du duo Jean-Marie Mercimek, à travers la voix de Marion Molle, qu’il a surgi. La poésie simple, l’image immédiate, telles qu’on les croise parmi les multiples rouages du trait d’esprit longiligne divisé en dix titres que constitue cet album, chacun d’eux encadré par une structure conceptuelle plus grande, le véhicule, le camion en l’occurrence, et pas n’importe lequel : celui de Marguerite Duras. 

Il serait facile d’imaginer que la sortie du disque chez Aguirre au début du mois de juin, avant que tout ne s’embrase, littéralement, avec des températures caniculaires pour une fin de printemps, corresponde justement à un voyage en été, à un départ, sortir de la métropole ou de l’agglomération, puis la route, la traversée des territoires à la recherche d’une poche de fraîcheur. Dix titres comme autant de zones géographiques, des villages-étapes en quelque sorte. Un disque pensé pour un voyage en été, oui, éventuellement, pensé pour l’exploration d’un territoire, réel ou rêvé, sûrement encore plus.

Le lien entre Jean-Marie Mercimek (c’est-à-dire la susmentionnée Marion Molle, et Ronan Riou) et Marguerite Duras est aussi évident qu’il n’est pas vraiment ostentatoire, mais grâce à ce disque il devient manifeste : une incroyable appétence à faire rentrer des carrés dans des ronds ou des triangles, en d’autres termes, remettre en question les contours conceptuels d’une pratique artistique, activité reine de l’école avant-gardiste. Je ne m’étais jamais bien figuré Madame Duras comme étant de cette école alors que pourtant, que ce soit par son affiliation au Nouveau Roman ou plus encore dans la manière de réaliser ses films – dont Le Camion, donc, sorti en 1977 –, il apparaît limpide qu’il s’agit pour elle d’actualiser les codes d’une pratique, et surtout, et peu importe le médium utilisé, de faire de l’image, du texte, du dialogue, des personnages ou des mouvement de caméras ce qu’elle appelle des « voix pures ». La parole, le dire, l’instrument qu’est la voix devient entité parfaitement autonome, détachée de son substrat originel. 

Je ne m’étais jamais bien figuré non plus que Jean-Marie Mercimek pouvait se ranger dans l’avant-garde musicale – même si ce n’est pas plus un genre que saurait l’être le genre « expérimental » –, seule la mention du hashtag en bas de la page Bandcamp du groupe me renvoyait à cette notion d’avant-garde, sans que je ne puisse vraiment m’expliquer la présence de ce terme. Pour autant, même si l’envie d’attribuer la mention « (hautement) expérimental » au disque est grande, il y a quelque chose qui empêche en partie la pensée de se développer dans cette direction. Car les morceaux qui le composent suivent aussi, assez nettement, une tradition de la chanson française dans ce qu’elle peut avoir de plus noble, allant de moments de chant relativement ésotériques à la Brigitte Fontaine et Areski (« Une bouche regardée », « Un point sur la carte », deux superbes titres par ailleurs) jusqu’à des rythmiques et mélodies répétitives qui m’ont très personnellement évoqué le chant de marins, sur « Ouvrir et recoudre » notamment. La tradition de la chanson est certes bien là,  donc – mais elle est néanmoins sans cesse envoyée valdinguer aux quatre coins de la pièce (ou de la boîte crânienne, soyons honnêtes). Et l’expérimental n’en ayant absolument rien à cirer de la tradition, puisqu’il opère en dehors de ce cadre-là, et plus encore cherche à créer son propre cadre et ses propres codes, à chaque tentative ceux-ci étant repensés, il semblerait donc après réflexion que notre duo fasse bel et bien partie de la maison avant-garde. L’expérimentation s’entend de fait tout au long du disque. Le travail sur le son des synthés notamment, allant des sonorités MIDI (« Le camion »), à d’autres plus aquatiques et poreuses (« Une bouche regardée »), jusqu’à être parfois ouvertement ambient années 1990 (je reconnais avoir pensé à la phase de démarrage de Windows 98 ou à Zelda sur « A la pêche O crevetes »). 

Mais c’est surtout dans sa façon de considérer la voix comme instrument poétique – et parfois comme instrument tout court – que cette expérimentation se fait la plus radicale. « Sanguine » en est sans doute le meilleur exemple, la voix grave de Ronan Riou se faisant lancinante, répétant une note assez longue qui pourrait être une incantation, se composant de plusieurs sonorités relevant d’une langue inconnue et indéfinissable. Pas de langage, pas de signifiant ni de signifié, cordes vocales utilisées comme de simples cordes, à l’instar d’un violoncelle, en somme une « voix pure ». Autre bel exemple sur le titre « Fiévreuse », où la voix de Marion devient presque robotique, hypnotique grâce à un écho très court, une litanie sur le sens de la vie, sur la place de la voix aussi. 

Il n’est pas nécessaire d’avoir vu le film de Duras pour saisir le disque, loin de là. Mais les points de jonction (notamment les citations directes) sont intéressants en ce qu’ils font écho à ce qu’est Le camion, à savoir un film qui raconte un film qui va peut-être, ou peut-être pas, se réaliser. Le titre qui ouvre le disque est sans doute celui qui s’apparenterait le plus à la bande-son fantasmée du film : un tube post-moderne dans lequel Marion Molle reprend le dialogue de certaines scènes, raconte dans les grandes lignes ce qui se dit entre Depardieu et Duras dans le film. « Alors vous disiez / c’était un camion / au bord de la mer / oui c’est ça / une brume légère / partout répandue / elle traverse un plateau nu ». Une voix chantée désabusée, comme une scansion assez commune aux films d’auteur ou expérimentaux français des années 1970. Et il y a en effet quelque chose de godardien dans la suite du morceau, qui après un court moment de silence, voit la mélodie initiale se noyer dans une atmosphère faite de bruits d’ambiance, de field recordings (pratique chère au duo), comme si l’on avait réussi à pénétrer dans le hors champ de la première partie du titre, ou plus largement du film de Duras. La bascule dans cette seconde partie se produit aussi grâce à la voix de Ronan, qui reprend à son tour une ligne de dialogue du film, « écoutez, elle chante. elle ferme les yeux et elle chante ». Puis il décrit le décor, mouvements de caméra, éléments de l’image, et c’est précisément ce moment qui emmène l’album vers le remake plutôt que la bande-son. L’impression tenace que les titres suivants ne sont pas tant des étapes de voyage que des mouvements de caméras : « Jambe de cuir » peut donner l’impression de suivre un travelling, « Un point sur la carte » (évoqué plus haut) reprend la place du hors champ et une phrase du dialogue, « elle pleure quand il faut rire, elle rit quand il faut pleurer », jusqu’au morceau de clôture, « D’ombres », qui semble faire à la fois office de plan final et de générique de fin. 

Le disque est un remake purement sonore, fait d’images mentales, mais c’est peut être aussi finalement une véritable réécriture libre du film de Duras, s’appuyant sur le scénario et s’aventurant justement dans son hors champ pour y trouver de nouvelles histoires possibles. En se délestant des images plastiques, la musique de Jean-Marie Mercimek est un film qui provoque une dissonance cérébrale chez celui ou celle qui écoute : il est quasiment impossible de l’écouter sans réellement regarder (plus encore que voir) ce que le duo nous raconte. Et c’est peut être aussi cela qui l’a rendu si addictif à mes oreilles, cette prouesse, véritablement avant-gardiste à mon sens, de montrer, à chaque écoute, les nouveaux détails d’une image inexistante. 

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