Je suis, comme le génial et regretté Knud Viktor, luberonnais d’adoption. Bon, d’accord, lui a passé près de cinquante ans à vivre au quotidien dans une bergerie sacrément roots, là où je me la coule douce et par intermittence dans un mas plutôt confortable. Mon engagement n’est pas le même que le sien, mais cela ne m’empêche pas de me sentir proche de sa musique que ce coin du Vaucluse a façonnée et nourrie, comme son créateur, année après année. Cette situation géographique commune est plus qu’une anecdote : si je connais l’œuvre du Danois depuis plusieurs années maintenant (je l’effleure souvent dans mes articles car il est un repère important pour moi, mais je n’osais pas vraiment m’occuper de son cas), ma migration récente dans la région a changé la donne. Et à mesure que je parcours ce territoire, les pièces de Knud Viktor s’ouvrent peu à peu à moi, leur signification devient plus ample, s’augmente, se transforme. Leurs mouvements résonnent avec les miens, les sensations dialoguent et font sens. L’écoute s’ancre, ce qui est une sensation vraiment prodigieuse.
Quand le Scandinave s’installe dans une bicoque pas loin des gorges du Régalon, au début des années 1960, son but est pictural : capturer la lumière si particulière de ce Sud avoisinant la Sainte-Victoire, comme tant d’autres l’ayant précédé. Mais une fois installé, il constate qu’en fait, ce sont plutôt les sons qui s’imposent à lui et le changent en visionnaire brûlant d’une obsession nouvelle. Il ne veut alors plus qu’une chose, embrasser la diversité magnifique de ce qu’il entend mais également de ce qu’il devine et fantasme, et que les limites de sa sensorialité lui interdisent. Il vit de peu, fait pousser ses légumes et sa vigne mais bricole et invente surtout, Géo Trouvetout ascétique et inspiré. Ses engins lui permettent de saisir avec précision mais aussi de (re)composer et de figurer de manière éminemment poétique son environnement : la fameuse rivière appelée Durance, et les entités géologiques deviennent des protagonistes vivaces ; animaux, insectes et végétaux sont épiés avec un amour et une patience démesurés.
Knud Viktor est un enchanteur. Bien sûr, il est possible de rapprocher sa pratique phonographique précoce de celles d’autres de ses contemporains comme le pro des oiseaux Jean-Claude Roché ou Murray Schafer, le penseur du paysage sonore. Le Danois parle d’ailleurs plus volontiers de peinture sonore que de musique pour poser des mots sur ce qu’il fait, en écho à sa technique première, ce qui nous renseigne aussi pas mal sur sa manière de s’engager avec ce qui l’entoure. Mais contrairement à Schafer et Roché, il ne cherche pas la vérité dans la pureté du sonore, il sait que c’est en embrassant le fantasme qu’il arrivera à celle-ci. Pour moi, son art de l’enregistrement comme récit-monde se rapproche surtout des Presque Rien de Luc Ferrari.
C’est d’ailleurs par une pièce où celui qui enregistre participe à l’enregistrement et guide la narration que j’ai découvert Knud Viktor – merci encore, Vincent ! – : « Le Petit Duc » est, comme son nom le laisse présager, consacrée à un hibou dont le chant revient comme un ostinato. On entend l’oiseau donc, mais aussi la voix charismatique et nue de l’artiste, chantante quoiqu’un peu tristounette, nous raconter ce même oiseau dans sa langue d’adoption et avec un bel accent traînant, comme une histoire, voire comme un drame naturaliste. Les premiers vers surtout m’accompagnent, encore aujourd’hui :
Le Petit-duc :
c’est un hibou,
pas plus grand qu’un merle.
Il vit dans la nuit,
il dort, pendant la journée ;
mais pas toujours :
parfois, ils se parlent entre eux,
la mère et le père,
à peine perceptible, très doucement,
pour être sûr que l’autre est toujours là.
Parfois aussi on peut entendre,
si on est très très attentif,
que la mère Petit-duc parle a ses bébés dans le nid.
Et Knud de commenter, a posteriori et d’une voix délicate, ces enregistrements magiques de l’intérieur d’un nid. Il est passeur de mondes prodigieux ; ces fenêtres nous donnent l’aperçu d’une réalité sinon inaccessible, insoupçonnée. Son humilité, la modestie de ses moyens, la brutalité des sons aussi parfois, tout cela décuple encore la portée de ses descriptions. Et même à lui, le récit semble parfois échapper : bien qu’il mette en forme, il n’est pas moins un invité que celle ou celui qui écoute.
Mais la pratique de notre chantre du Luberon comporte aussi un versant plus clairement électro-acoustique. On pourrait même dire qu’elle est le centre de celle-ci, vu que s’y consacrent les deux disques sortis de son vivant (sur l’excellent label de feu Roché, L’Oiseau Musicien), Ambiances et Images. À l’écoute, difficile d’employer un autre terme que peinture sonore, effectivement, pour caractériser ces études serrées et emplies d’un naturalisme joueur, où les sources rebondissent et miroitent, croisées et façonnées avec fantaisie par ce très cher Knud.
Il y a un item de lui que j’aime particulièrement, c’est Enfantement/En attendant Julien. Déjà parce qu’il occupe une place à part dans le corpus de l’artiste sonore, car il ne devait au départ être entendu que par une seule personne – une de ses voisines, qui se trouvait être enceinte. Cette rêverie champêtre d’une heure et demi incarne parfaitement l’ethos viktorien. Ce tableau-collage, grand comme le monde qu’il ne cherche pas à reproduire à l’identique – au contrairement de ce maboul de Stockhausen, par exemple –, prend le temps, fait durer, ourle ses ellipses. Je crois que l’on peut dire qu’Enfantement/En attendant Julien est un sacré voyage, justement parce qu’il nous fait nous mouvoir pour de bon aux côtés de l’artiste, dans un périmètre restreint, ce qui amplifie paradoxalement les déplacements, contrairement aux patchworks type Nature et Découverte, où les translations sont si importantes qu’elles entraînent finalement l’immobilité.
Et puis il y a, comme toujours, l’histoire derrière les sons. Les sons émis, en l’occurrence, lors de quelques mois de la fin des années 1970 par le Julien du titre, vers sa mère qui « l’attend ». Knud concocte à la future maman une cassette de compositions spécialement réalisées pour sa grossesse, une sorte de private press à exemplaire unique… jusqu’à ce que son contenu soit mis en ligne en 2015 – par Julien lui-même, sur sa chaîne YouTube SAAvenger ! Dans ce jeu de coïncidences médiatiques, on découvre donc cette mixtape pleine de trames pastorales, tour à tour nocturnes et aquatiques, qui se succèdent ; des trames pleines de grenouilles, de grillons et d’oiseaux, de cette omniprésente Durance et de silences plus ou moins chargés. L’artiste pioche sûrement dans ses fonds, capture des trucs pour l’occasion aussi, enfin j’imagine. Il met du cœur à l’ouvrage sans pour autant surjouer la virtuosité : l’œuvre véritable ici, c’est l’enfant qui vient, que les sons, utilitaires, ne font qu’accompagner. Mais quelle gentillesse, quel summum de mignonnerie que celle de ce monsieur qui prend le temps d’agencer pour sa voisine des sonorités auxquelles celle-ci ne devait pas être étrangère ! Ça remet les choses en place hein, messieurs dames les démiurges ?
Je précise quand même qu’Enfantement/En attendant Julien (c’est ce que Knud Viktor avait inscrit sur la cassette) fonctionne tout aussi bien hors grossesse. Je conseille son écoute pour transformer vos siestes solitaires, coincé·es dans une portion de ces labyrinthes asphaltiques que l’on affuble du nom bourdonnant de villes. Plus qu’un transport, il s’agit d’une apostrophe, d’un rappel salutaire : ce n’est pas ici que tu dois être, et tu le sais bien.
PS : la mélancolie que je décèle toujours dans sa voix, je ne peux m’empêcher de l’interpréter comme la fatalité mystique d’un devin ayant accepté son destin : Knud Viktor disparaît en 2013 au Danemark, renversé par une voiture, seulement trois ans après avoir quitté le Lubéron et alors que la reconnaissance venait pour de bon.