Tom-Tom et Nana et Prefab Sprout aiment les mêmes étoiles

PREFAB SPROUT Andromeda Heights
Kitchenware, 1997
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Musique Journal -   Tom-Tom et Nana et Prefab Sprout aiment les mêmes étoiles
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Il y a dans le tome 33 de Tom-Tom et Nana une histoire à laquelle je repense encore trop souvent depuis le moment où je l’ai découverte. Et ça date, Jacques Chirac était vivant – et président qui plus est. Ce récit de quelques pages s’intitule sobrement « Rémi raconte » et il est porté par le meilleur personnage de la fameuse BD publiée dans le mensuel J’aime lire : Rémi Lepoivre, un petit garçon turbulent d’origine guadeloupéenne. Le ton de l’histoire est relativement différent de celui des aventures habituelles de la famille Dubouchon et de son entourage – car Tom-Tom et Nana, en général c’est le temps de l’action : les pauvres gosses étant en surcharge sensorielle constante, trop occupés à réinventer des manières de vivre pour eux et leurs proches qu’ils n’ont pas le temps, et on le conçoit, de se poser des questions métaphysiques. Or, cette histoire-là commence bien plus tranquillement, le frère et la sœur sont assis sur un banc en compagnie de Rémi, et elle est initiée par une question innocente de Tom-Tom, interrogation immémorielle de l’enfance : pourquoi Rémi est-il noir alors qu’eux sont blancs ? 

Avant de poursuivre, vous allez probablement me demander : quid d’Andromeda Heights, l’album dont il est question aujourd’hui ? Eh bien, on y vient, par des voies détournées certes, mais on y vient. 

Rémi, donc, explique à ses amis que son père lui a dit qu’il y a fort, fort longtemps, tous les êtres humains résidaient sur le continent africain et portaient un pelage épais qui leur recouvrait la peau. Sauf qu’un jour, les températures ont grimpé et nombre d’habitants ne l’ont pas supporté – s’en sont donc suivis plusieurs mouvements migratoires. L’histoire est vite fait cringe, faut le dire : du genre le soleil couchant a rougi la peau de ceux qui se rendirent à l’ouest, d’où l’usage du terme obsolète et raciste « peaux-rouges ». Le père de Rémi y tresse, malgré tout, des images très prégnantes que n’aurait à mon avis pas reniées Paddy McAloon, comme en témoigne la vignette ci-dessous.

Le highlight de l’histoire, l’image indélébile, celle que je n’oublierai jamais – qui est elle aussi un peu cringe mais qui porte le surréalisme à un degré tel qu’elle en devient recevable – s’établit sur le continent africain et concerne les habitants restés sur place qui commençaient, eux aussi, à mourir de chaud. Et qui un jour, décidèrent de se découper des peaux dans le ciel nocturne – la nuit étant « très épaisse en ce temps-là ». Des peaux qui leur permettraient, le jour venu, de mieux supporter le soleil car protégés par leur nouvelle enveloppe corporelle – un épiderme sombre, pas exactement noir, presque bleuté. Le corps humain étant la plupart du temps composé de cinq branches (deux bras, deux jambes, une tête), ces formes cardinales restèrent ajourées dans la voûte céleste, et c’est ce qui, à la manière d’un immense pochoir, donna les étoiles. Cette histoire rend complètement dingue Tom-Tom qui n’a de toute évidence pas assisté à beaucoup de cours de sciences et d’histoire, et tente donc le soir même de découper la nuit avec ses ciseaux d’écolier, alors que Nana rêve d’être intégralement poilue pour mieux rendre hommage à ses lointains ancêtres. 

Si je parle de cette histoire de Tom-Tom et Nana pour évoquer un disque au récit pratiquement magique, mystérieux, nébuleux, c’est que ce dernier me semble provoquer le même type d’hallucination poétique déroutante. Andromeda Heights est aussi une œuvre qui rompt avec la vélocité de ses prédécesseurs :  les albums de Prefab Sprout avaient jusqu’alors, moyennant une économie langagière certaine, des métaphores tordues, ou l’assurance d’une image décisive (« Now everybody wears the look of the child who wished to marry you  »), dressé de superbes études de caractères et des bouts d’histoire libres et décontextualisées. C’est un tout autre type d’images narratives qu’offre le LP qui m’intéresse aujourd’hui. Des images moins incarnées peut-être, car moins ouvertement « originales » et moins personnifiées, parce qu’elles tiennent davantage de l’allégorie. De ces allégories, on aimerait tirer des espèces de leçons d’existence générales, leçons éventuellement naïves – à l’image d’une bande-dessinée destinée aux enfants – mais bouleversantes.

Et puis ce disque me fait surtout immédiatement penser à cette histoire d’étoiles découpées dans la peau de la nuit et dont on se recouvre pour se protéger du soleil. S’il y a un album qui a la couleur, l’odeur et le goût d’une nuit étoilée, qui donne l’impression de porter cette nuit sur soi, c’est bien celui-ci et j’en tiens pour preuve de l’avoir testé et approuvé lors d’une nuit à la belle étoile – le parlé des grillons et des grenouilles guadeloupéennes se mêlant délicatement au preset « Whistling Joe » (le même que celui qu’on entend dans le générique de X-Files, série dont le sous-titre – et titre français originel –  Aux frontières du réel pourrait se substituer à celui d’Andromeda Heights), présent sur le synthétiseur Emu Proteus/2 utilisé ici par Paddy McAloon. 

L’usage trop gourmand de cette ponctuation astrale et kitschouille avait été décrié par la presse de l’époque, de même que les solos ininterrompus de saxophone, qui l’ont rendu, encore aujourd’hui, pas tout à fait fréquentable. Anne-Claire Norot des Inrockuptibles en parlait joliment, et de manière entendable comme « d’un méchant saxophone de salon de Novotel [qui] nous remet les pieds sur terre alors qu’on n’avait rien demandé ­pour tenir bizarrement droit, digne ». J’entends l’argument mais mes sensations sont différentes, ou alors c’est que j’aime bien les salons d’hôtels Novotel. Pour tenter de mieux comprendre, il faut que je repense à un son de mon early adolescence, du genre un solo confus de Kenny G chez Katy Perry. Dans les deux cas, je crois qu’il y a là un pouvoir de sidération primitif assez total face à cette complainte comparable à un cri d’animal, sans début ni fin ou même raison d’être ; elle me corrompt, me convainc de ne pas être raisonnable et de m’abandonner à elle sans y réfléchir – et donc remplit sa mission de divertissement et m’éloigne, un temps, de la pensée de la mort. 

Paddy McAloon composant depuis sa maison grâce à son studio de poche (qui s’appelle lui aussi Andromeda Heights), cela m’évoque des souvenirs d’enfance lors de l’acquisition heureuse d’un synthétiseur. Où le plaisir découlait non pas d’une tentative maladroite de composer quoi que ce soit, mais du fait de tester absolument tous les sons contenus dans la machine et de s’amuser à les faire s’entrechoquer. L’écoute de l’album donne une impression similaire, celle d’une enfance de l’art, pour un presque déjà vieux monsieur de 40 ans (sa barbe n’a pas encore poussé) qui redécouvre à l’orée du troisième millénaire une nouvelle façon de composer. Plaisir d’un orchestre de poche, d’une musique élaborée dans le creux d’une pièce, qui contient tout, où l’on peut tout dire, tout mettre, comme l’on dit des enfants qu’ils sont précieux parce qu’ils n’ont pas encore de « filtre ». Andromeda Heights se comporte à la manière d’un enfant, il ne filtre rien, laisse entrer tous les courants d’air et les mouvements de l’âme. Ou plus précisément, il s’efforce à faire des allers-retours entre l’enfance et la vieillesse. Un temps, c’est la vieillesse qui donne des conseils à l’enfance et lui dit de ne pas trop s’en faire. Telles sont par exemple les recommandations prodiguées dans « Life’s A Miracle »,  la plus belle chanson du monde : « Tell someone you love them, there’s always a way / And if the dead could speak I know what they would say / To you and me, don’t waste another day / Show someone you love them, don’t be scared to care / And if they fall into your arms you’ll be surprised to find / The weight that you can bear, yeah, because / Life’s a miracle ». Une suite d’accords et de groupes nominaux proprement miraculeux qui a changé ma vie et me guide encore au quotidien sur la marche à adopter. À l’inverse, on pourrait dire que c’est l’enfant qui parle, notamment parce qu’on ne sait pas vraiment ce qu’il entend par là, qu’on ne le comprend pas entièrement mais que son imagination a l’air de bien fonctionner lorsqu’il conte ces histoires ésotériques de renards cruels (« Swans ») ou développe une obsession certaine pour le cosmonaute le plus célèbre de l’histoire (« Weightless »). Des lyrics fantaisistes certes, mais moins obtus qu’à l’accoutumée.

Je crois que le charme général du disque tient beaucoup à son sentimentalisme très assumé et direct, très « adulte » en fait, c’est assez désarmant. Dans la forme, ce sentimentalisme ausculte tout un ensemble de sonorités brillantes et propres, sans doute de pacotille, et qui ne cherchent pas à passer l’épreuve du temps. Mais je crois que ce qui me cueille à chaque fois, ce sont les vestiges de la voix nuageuse de Wendy Smith – voix qu’on n’entendra plus sur aucun album du groupe après celui-ci – qui viennent piqueter de façon bienveillante le phrasé un peu affecté de Paddy. 

Étonnamment, lorsque je me remémore l’album un peu comme ça, dans une espèce de mémoire affective lointaine, je ne garde en tête que les choses les plus délicates et en pointillés, ce qui crée toujours un petit choc électrique à la réécoute. Léger mais pas complètement inintéressant. Andromeda Heights, ce sont aussi des morceaux plus démonstratifs, même si je n’irai pas jusqu’à parler de « morceaux de bravoure ». Cela donne davantage envie de s’intéresser à l’architecture du disque, lequel procède souvent par un principe d’alternance – de forme, d’humeur, de moyens – dont on pourrait dire qu’il est salutaire, presque salubre : ce jeu de bascule ne chagrine l’organisme ni trop, ni pas assez, et le maintient dans une forme de béatitude suffisamment constante pour lui permettre de trouver sa place. Place pas si aisée à identifier dans cet alliage bizarre de ballades lowkey et de maximalisme Broadway-ish un peu plus musclé (et où intervient souvent le saxophone de Novotel), entre déversoir et raréfaction. Les morceaux plus terre-à-terre (« Steal Your Thunder », « Electric Guitars » « The Fifth Horsemen »), que j’ai tendance à trouver un peu âcres pour eux-mêmes, parviennent, dans l’économie de l’ensemble, à s’amender en de superbes pics d’ancrage à partir desquels mieux aimer et rêver la mélancolie flottante du reste. Donc l’album, comme un modèle d’équilibre ambigu et manufacturé – pour ne pas dire préfabriqué – qui donne le vertige. Mais peut-être que ce vertige tient seulement de l’observation prolongée et répétée de cette magnifique pochette – une peinture d’Anne Magill –, contre-plongée démesurée qui fait cohabiter la forme pentagonale, donc étoilée, élaborée par les immeubles tordus de la ville, sans occulter le ciel, lui-même rempli d’étoiles. Comme si un nouveau-né se tordait le cou pour regarder en l’air.

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