La saison automnale commande un ensemble d’attitudes, comme des replis furtifs sous la couette ou une disposition à humer l’humus. Personnellement, c’est aussi le moment de se replier dans ma zone de confort mentale la plus tendre : la musique improvisée et le free jazz s’installent durablement comme l’habillage sonore du jaunissement des feuilles et de mes habitudes casanières. Dans ce contexte, j’ai envie de vous parler d’amour, d’impossible, de mystique et de musique libre. Et quoi de mieux pour aborder ces sujets que l’œuvre miraculeuse de Julie et Keith Tippett ?
Le philosophe français Maurice Blanchot a beaucoup parlé, le long de son œuvre, d’amour, ou plutôt de l’impossible qu’ouvre l’amour. Dans l’amour, la parole peut être rendue muette et l’attente s’installe, infinie et incommensurable, entre deux amoureux-ses embarrassé-es de cette encombrante affliction. L’amour est alors compris comme un rapport étrange qui lie et déchire en même temps. Ce drôle d’espace de frottement et de cassure est, c’est peu de le dire, un lieu central dans la création musicale. Les musicien-nes en tout genre y déposent leurs fantasmes, tentent d’exprimer leurs drôles de sentiments. Ils échouent souvent lamentablement, mais font aussi parfois surgir, par touches nuancées, une sorte de sublime amoureux troublant.
La plupart du temps, une forme d’attente romantique est au cœur de cette musique-amour qui ne fait pas vraiment union, mais exprime une perspective amoureuse orpheline de l’être aimé. La communauté de deux et plus, le monde des amants dont parle Maurice Blanchot en évoquant Marguerite Duras dans La communauté inavouable est rarement mis en scène par la création musicale. Keith et Julie Tippett sont un couple qui a précisément travaillé l’impossible de l’amour non depuis l’attente, mais depuis la résonance et l’entrelacement, en créant des pièces improvisées à deux qui sont pour moi une expression fulgurante de leur amour, en forme d’imaginaire partagé et improvisé. Dans le fond, leur jazz est amour, au sens premier du verbe to jazz, apparut dans l’argot de la côte ouest-états-unienne au début du XXe siècle, et qui évoque à la fois spasmes énergiques, improvisations collectives et fluides sexuels.
Keith Tippett est décédé il y a cinq ans. C’était un de ces apôtres jazz en terre britannique, qui a grandement participé à l’effervescence de la musique improvisée des années 1970, à côté de Derek Bailey ou du groupe AMM et de toute la scène gravitant autour du label Incus. Le pianiste était également proche du groupe de rock progressif King Crimson, pour lequel il a joué et a eu une énergie créatrice formidable. Son premier album solo, le très réussi You Are Here I Am There, n’est pas encore tout à fait free et s’acoquine avec le jazz-prog, préfigurant en quelque sorte le son ECM.
Quant à Julie Tippett, née Julie Driscoll, à la fin des années 1960 c’est une chanteuse psych-folk en vogue et c’est en enregistrant de son album 1969 qu’elle fait la connaissance de Keith. Cette rencontre amoureuse va aboutir à la création d’un imaginaire musical commun. Keith va radicaliser son approche de la musique improvisée, alors que Julie lui prendra son nom de famille sous sa forme originale, Tippetts (son mari ayant préalablement décidé d’enlever le S, pas impossible que le couple ait eu en tête d’éradiquer la corporation des correcteur·trices orthotypo dans son ensemble). Elle va plonger dans le bain jazz tous azimuts de l’époque, collaborera notamment avec Carla Bley (les frissons !) et enregistrera, en compagnie de Keith, Sunset Glow, disque de jazz vocal et psychédélique que je mets très très haut dans mon panthéon personnel et dont je ne vous pardonnerai pas d’éluder l’écoute.
Le couple va poursuivre son compagnonnage amoureux et musical à travers plusieurs initiatives audacieuses, par exemple avec le formidable ensemble Ovary Lodge. Dans les années 1980, la scène UK improv va réagir avec une certaine âpreté au jazz fusion. Les projets vont être de plus en plus radicaux, décharnés et dissonants, comme sur ce remarquable projet au casting prestigieux. En 1988, après presque vingt ans d’expérimentations, à deux ou non, le couple Tippett va se réunir pour faire la synthèse à la fois de leurs débuts psychédéliques et d’un free jazz britannique devenu franchement revêche, tout en explorant la profondeur d’un imaginaire qu’ils vont improviser ensemble. Le disque sort sur le label mythique E.G, berceau de la musique ambient (Brian Eno, Jon Hassell, Roedelius, Quine & Maher…).
L’instrumentarium est varié, mais toujours intimiste, comprenant un piano, un harmonium, un clavecin, des percussions (cloches, shakers) et bien sûr la voix omniprésente de Julie. Ces outils tout en frappe, souffle et résonance accompagnent à merveille le scat céleste de Julie, par lequel cette dernière continue une piste explorée en quatuor en 1977 sur ce disque. L’œuvre commune des Tippett reprend plus ou moins la structure, dans le partage de l’intensité, d’une sonate : une exposition, un développement jusqu’au vertige, le tout achevé par une récapitulation tendre et terrible. Ce fil narratif s’estompe au fil de l’écoute car l’on est saisi par ce couple qui improvise en pleine quête spirituelle d’amour, d’une forme d’union par la musique.
Il y a une comparaison évidente que l’on peut faire avec la vision cosmique d’Alice et John Coltrane, leur imaginaire spirituel commun, leur pratique musicale mise en partage. Même après la mort de John en 1967, Alice prolongera leur œuvre commune en enregistrant des compositions imaginées à deux. Chez les Tippett on retrouve la forme de chant spirituel répétitif du Kirtan que Alice Coltrane va développer seule à partir de 1975 et son déménagement dans un centre spirituel védique en Californie. Il y a également une tension entre Keith et Julie qui est parfois très grande, et on sent bien la dimension cathartique de ces séances d’improvisation à deux, comme si on écoutait une thérapie de couple s’inventer en direct.
Le disque des Tippett est impressionnant et vertigineux et nous fait plonger dans des zones de clairs-obscurs, de tension et de réconciliation amoureuses, que j’ai rarement entendues ailleurs. Leur musique permet de mieux éclairer l’amour comme pratique. Les catégories des philosophes qui veulent parler d’amour sont parfois aveugles à une dimension affective incroyablement riche de l’amour : l’improvisation. Le caractère improvisé de la relation amoureuse, processus de rétroactivité guidé, nourrit la relation de cette communauté affective et la musique des Tippett est exemplaire de cette boucle de feedback émotionnel. Le couple va continuer à explorer cette impro-amour, à travers plusieurs disques et prestations scéniques, jusqu’au décès de Keith. On retrouve en partie la beauté brute et bricolée de leur premier opus sur le très précieux Sound On Stone, testament touchant de septuagénaires curieux et amoureux, enregistré au printemps 2020, quelques semaines avant la mort de Keith.
Pour être tout à fait honnête, la musique improvisée a toujours servi de catalyseur de mes sentiments amoureux. Si j’ai souvent écouté l’attente amoureuse s’improviser, comme sur ces quelques notes de saxophones de Peter Brotzmann accompagné d’Heather Leigh, ici c’est le monde des amants que l’on entend. Unique, précieux et exigeant, l’amour en impro des Tippett et ma recommandation chaleureuse pour s’enfoncer dans l’automne, dans la vie amoureuse, et dans la résonance de ce qui vibre autour de nous.