Dayarga et Randy sont deux rappeurs français freaky bientôt à Bercy

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2025
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Musique Journal -   Dayarga et Randy sont deux rappeurs français freaky bientôt à Bercy
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Vous ne l’avez peut-être pas remarqué, mais j’ai eu ces derniers temps une petite tendance au dualisme structurel, abordant les items par paire : Christophe et Henri Salvador, ma pote Naiima Maré et Annelies Monseré, Curtis Mayfield et Captain Beefheart… Trois fois, ce n’est pas encore une tendance super lourde mais ça se remarque – en tout cas moi je le remarque, ce qui fait que je vais désormais conscientiser le truc et comme en plus, cela fait longtemps que je n’ai pas parlé de rap, on va faire d’une pierre deux coups avec deux artistes français jeunes et talentueux. Pas mal zinzins et pas trop surexposés, ce sont deux esthètes visionnaires assumant chacun à leur façon une grandiloquence existentielle et un premier degré dévastateur, avec le top du top comme seule issue envisageable et un périple en mode expert pour y arriver.

L’alchimie des références sous-tendant leur musique respective reste difficile à déchiffrer pour moi, ce qui est plutôt bon signe. Les deux me rappellent Kool Keith par leur excentricité, mais je peut-être que je pousse un peu. J’ai aussi pensé à Diddi Trix et Koba LaD, au Surf Gang, à Cam’Ron, ODB et Ghostface, à Danny Brown, à Nicki Minaj même. Je ne vais pas me risquer à convoquer beaucoup plus de monde, si ce n’est l’intégralité de la ville d’Atlanta. Ce que je sens très fort par contre c’est que pour Dayarga comme pour Randy, la véracité (leur realness dirions-nous, en anglais) de leur personnage vient d’un mouvement inverse à ce que le rap, ce territoire fictionnel très étendu; nous habitue ces temps-ci : drôles, conscients de leurs atouts, ils sont l’underdog toujours sur le point de transformer l’essai. L’effet Théodora n’est pas à sous-estimer ici, nous rappelant que l’ascension subite est un mécanisme de base du spectacle industriel musical ; elle peut arriver et arrive concrètement, comme Rrrrrose l’avait d’ailleurs pressenti pour la rappeuse.

Ainsi, leur fantaisie est directe et sincère, ce qui ne veut pas dire que les autres ne sont pas authentiques ou creux, mais plutôt qu’eux coupent à travers champs pour nous atteindre. Ils ont de la superbe et rien ne peut enrayer leur ascension. Ils se donnent entièrement. Leurs moyens sont restreints et ils jouent justement de ces limites, les magnifient plutôt que les rendre invisibles. Ils cherchent ce qu’il y a en avant sans rejeter ce sur quoi ils reposent. Sur « ANTMAN ! », Randy balance une ligne résumant parfaitement ce savant mélange d’espérance folle, de déni et d’incorporation de la précarité :

Si j’étais sérieux, je serais pas au max
J’en ai marre de taffer au DoMac
À chaque fois que j’retourne un steak,
J’rêve de la carrière des Diplomats.

Les clips de ce dernier sont aussi de bonnes illustrations de cette fougue. Ce sont des objets un peu bricolés et pleins de vitamines, où le rappeur s’éclate avec ses potes à mettre en scène ses envies de grandeur que seuls la vie chère et un monde pas du tout à sa mesure l’empêchent pour l’instant de rendre réelles. Pour « ANTMAN ! » toujours, Randy et sa bande jouent littéralement dans une décharge avec des flingues en plastique, leur faciès sont poupons et en même temps un peu déglingos, on sent qu’on est en compagnie des weirdos de la commune. Je crois qu’aucun clip de rap ne m’a autant foutu la patate ces derniers temps. Rennais, Randy pousse à l’américaine, dans ses paroles, ses inflexions, ses instrus : il donne tout pour de vrai, il a une frontalité débordante et presque violente dans son art (« KICK ASS ! » met grave la pression), et sa positivité a une potentialité de contagion que même la covid n’a jamais atteinte. Il peut étaler ses doutes sans infléchir l’ambiance d’un iota – il en fait même de la nitro pour se propulser, comme sur l’anthem tapageur « START UP ! ». Sa confiance est folle mais pas mal placée ; il ne peut que continuer à aller de l’avant, parce que l’abandon n’a jamais été une option.

Dayarga est lui à la fois plus pragmatique et démesuré. Originaire de Poitiers et de Pointe-Noire au Congo, il monte à Paris avec un but très précis en tête : se produire à Bercy. En toute simplicité. Je vous conseille cette suite de vidéos sobrement intitulée Road to Bercy très instructive sur le gars, qui pratique une honnêteté terrassante. Mais le plus dingue c’est qu’en l’écoutant, on se dit qu’il pourrait bien y arriver.

Déjà, il y a eu « Capote » dont toutes les composantes m’ont percé le cervelet, ainsi qu’à une bonne partie de TikTok. La DA du clip (les costumes sont démentiels), les paroles, la façon dont Dayarga les scande avec une virtuosité branlante, l’instru, TOUT. Je ne savais plus s’il fallait rire ou m’enjailler, m’enfuir ou me prosterner. Enfin si, je l’ai su dès le début, mais difficile d’assumer d’emblée un morceau avec des paroles aussi INTENSES. Sa bouffonnerie (au sens premier, celui de l’amuseur au-dessus des lois), sérieuse et inspirée, dangereuse car sur le fil, toute congolaise, est dévastatrice. Dayarga maîtrise son sujet sur le bout des doigts sans faire dans la reconstitution historique. Il amalgame l’esthétique des vidéos musicales congolaises (et ivoiriennes aussi, car la vibe coupé-décalé s’entend beaucoup quand même) du début du présent millénaire avec celle de l’en-ligne de la même période, menant le bouyon on ne sait où. Son flow est mine de rien super solide, la langue ne fourche pas, les vers sont scandaleux (il faut absolument écouter « Jessica », un autre putain de tube où on se rend compte de son agilité verbale) ; musicalement il se balade, et le rire se transforme systématiquement en fièvre.

Déjà, j’étais conquis, mais c’est un autre son, « Grand renoi qui met des robes », qui m’a fait prendre la mesure de sa puissance. Ce son dure tout juste une minute et trente secondes et pourtant, en si peu de temps, sur une instru incendiaire et répétitive, avec une voix dont les accents sinuent pour suivre un schéma strophique tout aussi itératif, Dayarga en livre plus que beaucoup d’autres sur le monde en contant son expérience de celui-ci. Aucune ligne de ce sprint sans refrain n’est de trop et toutes me cartouchent ( « J’suis un grand renoi qui met des robes, y a des p’tits renois qui m’interrogent, y a personne au monde à qui j’obéis ») ; la partie finale surtout est un vrai beau moment de poésie, où la formulation de la vérité la plus crue coïncide avec une simili-échappée du schéma rythmique menée avec brio :

P’tit, j’aimais pas ma couleur ébène
J’ai le complexe ancré dans mes gènes
Quand j’appuyais son mon zen,
Quand j’appuyais sur mon zen pour qu’il rétrécisse
Il a jamais rétrécis,
Mais j’ai compris que j’avais l’même que mon gros daron
Ça m’a grave fait plaisir
Et depuis j’le kiffe,
J’le porte comme un fanfaron

Rien à ajouter à cela.

Je convoquais plus haut Théodora, et j’aimerais à nouveau faire appel à la jeune et talentueuse chanteuse (elle aussi congolaise d’ailleurs) pour clôturer : comme elle, Randy et Dayarga proposent des récits alternatifs de la négritude qui ne sont aucunement antagonistes avec ceux auxquels nous avons été médiatiquement habitués mais les complètent, s’en nourrissent, les parasitent et les augmentent, y font échos. Des récits pas forcément nouveaux, loin de là, mais qui ne s’inscrivent plus uniquement comme des anomalies. Même si le spectacle demeure inchangé, les protagonistes, eux, semblent évoluer ; et je crois que comme afro-descendant né au début des années 1990, cette reconfiguration me gorge d’un espoir sincère.

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