Pour paraphraser Pierre Barouh dans « Samba Saravah », aujourd’hui, j’aimerais vous parler de mon amour de la salsa, comme un amoureux qui, n’osant pas parler à celle qu’il aime, en parlerait à tous ceux qu’il rencontre. Cela fait plusieurs années maintenant que j’admire cette musique latine. Mais j’ai parfois l’impression qu’elle souffre en France d’un désintérêt poli, comme si les musiques « exotiques », dont elle fait partie, ne nous concernaient pas vraiment. Indéniablement, certains, tel Bernard Lavilliers, ont déployé de vrais efforts pour pousser le public français à écouter de la salsa (voir ses titres « La Salsa » et « On se cherche tous une mama »).
Finalement, il semble que la salsa ait moins ouvertement inspiré les musiciens français que n’a pu le faire par exemple la bossa nova, qui a très directement influencé des artistes comme Pierre Barouh, Georges Moustaki ou encore Pierre Vassiliu. Cet intérêt pour la musique du Brésil est d’ailleurs excellemment documenté sur la récente compilation Tchic Tchic du label Born Bad. Selon moi, ce faible intérêt hexagonal ne procède certainement pas d’un fossé culturel qui nous empêcherait d’apprécier cette musique comme il se doit. Car dans son essence, la salsa est bien une forme de musique pop.
Sur Musique Journal, le sujet a déjà été abordé par un précédent article, à propos d’un disque de salsa mécréante (c’est-à-dire avec des synthétiseurs), de Willie Colón, personnalité absolument incontournable de l’histoire du genre. Pour poursuivre ce travail de défrichage, je vous propose cette fois de tourner l’oreille vers l’un de ces personnages de l’ombre qui, à défaut d’être une rockstar de la salsa, occupe une place de choix dans son histoire : Luis « Perico » Ortiz.
On pourrait, en exagérant un peu, présenter Luis « Perico » Ortiz comme une sorte d’éminence grise de la scène salsa new-yorkaise des années 1970. Trompettiste et arrangeur portoricain de génie, il a travaillé avec tous les plus grands salseros de son temps : Héctor Lavoe, Willie Colón, Celia Cruz, Rubén Blades… En sa qualité d’arrangeur – en sus d’une prolifique carrière solo – Luis « Perico » Ortiz a le profil même du musicien qu’on retrouve plus facilement caché dans des notes de pochettes laconiques que sous le feu des projecteurs. Le genre de nom qui fait se dessiner un sourire sur le visage de l’amateur lorsqu’il le croise sur les crédits d’une pochette, l’air de dire : « Ah bah oui, encore lui ». Je me suis moi-même aperçu, à force de lire les crédits de mes disques de salsa, qu’Ortiz intervenait ici et là, avec un peu tout le monde. Si bien que j’en suis venu à penser qu’en suivant sa propre carrière, on pourrait avoir un panorama plus complet de l’histoire de la salsa qu’on ne l’obtiendrait avec d’autres musiciens plus célébrés.
Illustration. L’arrangeur de « Pablo Pueblo », l’une des plus belles chansons de Rubén Blades ? C’est lui. Les arrangements du splendide « Salí Porque Salí » de Cheo Feliciano ? Encore lui. On pourrait poursuivre ainsi longtemps, y compris en incluant des disques qui ne sont pas de la salsa, comme l’album de latin jazz Fuego du percussionniste Mongo Santamaría. Il a même joué de la trompette sur le disque de Blondie The Hunter. Toujours une bonne ligne sur un CV.
Puis viennent, comme une cerise sur le gâteau, ses disques solo. Ce sont, disons-le tout de suite, de véritables joyaux salsa. La synthèse ultime de la beauté et de la formidable complexité de cette musique hybride qui, chaque fois que je l’écoute, me procure une satisfaction si intense qu’elle en devient mystérieuse, presque mystique. D’ailleurs, si on jette un coup d’œil aux notes de pochettes de son disque El Astro, on se rend compte que le discours que Luis « Perico » Ortiz tient sur ses propres productions mêle une félicité typiquement caribéenne à un propos presque mystique, justement, sur le caractère profondément spirituel que revêt sa musique à ses yeux. On est plus proche de l’imaginaire d’un Sun Ra que des habituels clichés auxquels la musique latine est parfois reléguée. De la même façon que l’auditeur de techno n’est pas forcément un polytoxicomane encore en after le lundi matin, l’amateur de salsa n’est pas nécessairement un vétéran du Barrio Latino, amateur de collé-serré et de Cuba libre. La salsa n’est pas qu’une musique de danse, elle se révèle aussi dans la pure écoute. En fin de compte, je crois comprendre ce besoin qu’à Ortiz de tourner le regard vers les astres au moment de nous éclairer sur la nature de sa salsa. « Comienzo De Una Nueva Vida », le premier morceau du disque, éveille en moi un sentiment que je qualifierais de grandiose, et j’emploie ce terme dans le sens le plus noble qu’il peut revêtir. De là me vient peut-être l’état d’esprit très entreprenant et optimiste qui me saisit quand j’écoute de la salsa.
Reconnaissons toutefois que les stratégies marketing des labels de salsa peuvent contribuer à entretenir une certaine confusion. Prenons par exemple la pochette de son album Super Salsa. Passons sur l’affirmation tautologiquement douteuse du titre pour nous arrêter sur la police de caractères de ce même titre sur la pochette. D’après mon analyse de graphiste de comptoir, c’est typiquement le genre de police qu’on pourrait croiser sur le cartel de présentation d’un magasin de fringues dégriffées. En tout cas, j’ai plus ou moins l’impression de lire en sous-texte « Salsa à -50 % », une curieuse manière de promouvoir un disque aussi génial. Admettons que ces décalages confèrent un charme bancal à la pochette du disque. Soit. Mais là où je veux en venir c’est que, si on ajoute à cela l’allure débonnaire de Perico, sourire éclatant et perroquet posé sur le bout de la trompette, on aurait presque l’impression que la salsa est une musique légère, sans prise de tête. Ce qui relève bien évidemment de la fumisterie marketing. Aussi, crions-le : la salsa, est une musique délicieusement complexe, tout musicien s’y étant confronté sait ce qu’il en est.
Oui, la salsa est bien une musique follement sophistiquée d’un point de vue formel, et par ailleurs, ses textes n’évoquent que très rarement les choses les plus douces de la vie. On ne peut comprendre la vraie nature de la salsa sans souligner son caractère intrinsèquement politique. C’est grâce à la salsa que, dans les années 1970, les latinos des barrios de New York ont pu affirmer leur identité dans un environnement hostile à leur égard. Rapidement, le cri des salseros new-yorkais vint résonner dans l’ensemble des Caraïbes puis dans l’ensemble des foyers latino-américains. Un tel succès s’explique par le fait que ces latinos, en dépit de leurs origines diverses, affrontaient dans leur quotidien des problèmes semblables, relatifs à la survie dans un monde instable, la précarité et la quête de leur identité. À ce titre, la salsa a fait office de véritable refuge culturel pour des millions d’individus. En outre, la salsa de Luis « Perico » Ortiz est loin d’être étrangère à ce qu’on désigne sous le terme de « salsa sociale », c’est-à-dire la salsa politiquement consciente.
Les paroles de certains de ses morceaux abordent plus ou moins directement des problématiques typiques de la vie d’un latino-américain de cette époque : la question de l’immigration en terre étrangère et de l’exil, qu’il soit politique ou économique. Naturellement, cette malédiction du déracinement a poussé les musiciens de salsa à constamment s’interroger sur la question de leur identité culturelle. J’aimerais à ce titre m’arrêter sur un morceau assez ambigu de son disque Super Salsa, un morceau qui, pour tout dire, m’a longtemps obsédé : « Camarón ». La minute introductive est d’une grande finesse orchestrale puis le morceau finit par se poser sur une sorte de groove salsa étrangement hypnotique guidé par deux accords de piano. Chaque fois que j’écoute ces accords joués inlassablement, je ressens une curieuse sensation de pesanteur psychédélique, mais un psychédélisme sans psychotrope, dont le vertige n’émanerait que de la pureté du son. Les paroles du morceau paraissent confuses à la première écoute, puisqu’elles racontent l’histoire d’une crevette emportée par le courant de la mer, qui se débat autant qu’elle peut pour nager librement dans les flots déchaînés. Évidemment, on ne peut s’empêcher de voir dans l’histoire de cette crevette une sorte d’allégorie du propre destin de Luis « Perico » Ortiz, lui qui a étudié la musique au conservatoire de Porto Rico, avant de quitter son île natale à 20 ans pour devenir un musicien de renom à New York.
Je pourrais continuer longtemps à décortiquer les titres de Luis « Perico » Ortiz, mais je préfère vous proposer en guise de conclusion une sélection succincte de joyaux de sa discographie. J’espère que leur écoute vous donnera envie de vous plonger dans ses albums, le jeu en vaut vraiment la chandelle. Sans classement chronologique ou thématique, je vous invite à écouter : « Bohemio », « De Patitas », « Alabao », « Al Mal Tiempo Buena Cara », « Perico Lo Tiene », ou « Tin Marin »… Et puis tout le reste.
Vous ne savez pas danser la salsa ? Moi non plus. Mais ne boudez surtout pas votre plaisir : allez en écouter immédiatement, jusqu’à disparition totale de vos névroses – si elles persistent, ce n’est plus de mon ressort, ni de celui de Perico.