La trompette ne correspond pas à l’image qu’on se fait d’un instrument sentimental. Ce n’est pas ce qu’on irait chercher pour suggérer un épanchement lyrique ou pour donner une ombre de tristesse à un morceau. Ce n’est pas un violon ou un piano. Pourtant la trompette donne paradoxalement une tonalité très mélancolique aux chansons pop. Même quand elle est claironnante, elle a la capacité de rendre émouvante, sensible, chagrine même, une chanson qui semblait sans nuage. Souvent, quand je me suis demandée ce qui dans un morceau touchait à une corde sensible, il fallait se rendre à l’évidence : c’était la trompette.
Belle & Sebastian – « Sleep The Clock Around »
À chaque fois que je rencontre cette ingénieuse combinaison de pop et de clairon, je pense à Belle & Sebastian. Sans doute le groupe phare de la pop à trompette. Ils ont dû l’inventer, même. Avec les Smiths, ils sont la partie émergée de l’iceberg de l’indie-pop enjouée et brumeuse à la fois. Le groupe a distillé ses éclaircies au travers du crachin des campus de Glasgow et marqué les années 1990. Belle & Sebastian, c’est le truc de mon enfance qui ne m’a jamais quittée. Leurs trois premiers albums sont gravés à l’intérieur, revisités à toute époque et il n’y a aucune raison que cela change. Comme Elliott Smith, j’y suis revenue si souvent qu’il m’est arrivé de prendre du recul pour constater : « Ah oui ils occupent une sacrée place dans ma vie quand même ceux-là. »
C’est dur de s’arrêter à une seule trompette chez eux, il y en a plein. Dans Tigermilk, plusieurs titres répondent à merveille à ce principe (« Expectations », « My Wandering Days Are Over »). On peut même aller plus loin et dire que c’est souvent la voix de Stuart Murdoch qui joue ce rôle, occupant une position de mélodie lead qui emmène vers un ailleurs, au-delà de la structure du morceau qui vit sa vie juste en dessous. « Sleep The Clock Around », c’est une cavalcade mesurée, comme quand on s’empêche de courir d’excitation, se forçant à marcher d’un pas régulier au lieu de taper un sprint dans un petit matin froid. Elle a un côté électronique, avec une batterie assez métronomique et feutrée, agrémentée d’une petite pulsation, pour s’apparenter à une boîte à rythme. Et puis ça monte, la trompette bondit et dessine des trucs sublimes dans le ciel. C’est elle qui vient apporter la nuance, qui donne une couleur dorée de fin de journée sur l’excitation contenue du morceau. Et pouf, la pulsation réapparaît, petit temps mort, et la trompette reprend sa danse.
Moose – « First Balloon To Nice »
Moose en revanche, ce n’est pas un groupe de mon panthéon personnel. Inconnus au bataillon jusqu’à un récent article de Section 26. Le texte indiquait que sans eux « une partie des années 1990 n’auraient pas eu exactement la même saveur » et que leurs disques font partie de ceux « dont on est persuadé qu’ils ont été avant tout enregistrés pour nous ». Ajouté au fait qu’ils sont Anglais, moi il m’en fallait pas plus. Je ne connaissais donc rien de ce super disque qu’est Live A Little Love A Lot, sauf une chanson : « First Balloon To Nice ». Ma main à couper que si ma mémoire l’a enregistrée quelque part, c’est grâce à la trompette.
Il faut dire que c’est un morceau magnifique. Il a un côté débonnaire, sincère sans être très expansif. Le mélange de voix masculine et féminine (une faiblesse personnelle) est subtil mais procède de son charme. La structure dessine une jolie colline, ça monte puis ça redescend, et la trompette se tient au sommet. Le chant se tait pour lui laisser la place, et là c’est l’explosion. Si c’était de la techno, ce serait le moment où tout le monde se met à danser comme des fous. Là ça fait juste un rougeoiement à l’intérieur, et c’est déjà beaucoup. Après tout se calme, comme si la marée avait reflué, et sur un dernier murmure le morceau s’éteint doucement.
Impossible de savoir si la tristesse que m’évoque cette chanson est liée à sa nature ou au souvenir que je lui associe. Je l’écoutais beaucoup un printemps, dans le parc des Buttes Chaumont, à une période où mes soucis étaient tellement envahissants qu’ils me donnaient envie de me rouler dans l’herbe d’impuissance, comme un môme en colère.
Je venais souvent courir ou marcher au parc et j’écoutais le dernier album de Slowdive, la chanson « Disney World » de Blind Mr. Jones et « Bleeding Blue » de Woods, en boucle. En errant là en pleine journée pendant que toute la ville travaillait, mes émotions s’embrasaient. Perdue dans ces différents morceaux, je ne sais pas si j’étais en train de jeter de l’huile sur le feu de mes problèmes, ou si j’y puisais à petites goulées l’énergie de sortir de la spirale. La trompette de « Bleeding Blue » incarne parfaitement cette ambiguïté. Elle pétarade plus que les autres, jaillissant dès les premières secondes. Il y a tellement d’allant dans cette trompette, on ne voit qu’elle, c’est la star. Elle alterne avec le chant, lui tourne autour et raconte une histoire qui se passe de mots. Tout le morceau exprime l’ardeur, l’élan et la lumière. Mais c’est une énergie désespérée, la rengaine d’un personnage qui n’a plus rien à perdre et donne un ultime coup de talon pour se sortir du fond du trou. À noter que dans cet album de Woods, il y a aussi une incroyable piste de dub psychédélique de 10 minutes, « Spring Is In The Air », et le mieux c’est d’aller l’écouter tout de suite.
Dalton – « Soul Brother«
De Dalton, on n’a que deux titres, « Alech » et « Soul Brother », sortis en 1978. Réédité en 2015, le maxi constitue la première sortie du label Habibi Funk. Le groupe est formé d’étudiants de l’université de Tunis qui se rencontrent dans les années 1960. Ils enregistrent les deux morceaux au début des années 1970 à Rome, avec l’argent gagné à faire des concerts dans un hôtel de bord de mer.
Ici, on sort de la pop (il faut bien des exceptions). Le terrain est celui de la soul et du jazz. Contrairement à « Alech », « Soul Brother » n’opère pas de connexion directe avec les musiques nord-africaines. L’influence d’outre-atlantique est explicite, entre le chant anglais et les orchestrations qui évoquent les mutations du reggae roots à partir des années 1980. L’atmosphère est douce et chaleureuse, terrain idéal pour des trompettes qui saccagent le cœur. Les cuivres de « Soul Brother » sont peut-être les plus tragiques de toute la série. Associés au chant et aux chœurs, les éléments créent une communion presque spirituelle. Comme pour les précédentes chansons, on retrouve le principe du dialogue entre les paroles et la trompette. Mais contrairement aux morceaux pop, « Soul Brother » voit l’énergie de la trompette muter selon les différentes phases du titre. Sur les refrains, elles sont belles comme une révolte, chant d’une foule qui s’enflamme, pleure et lutte en même temps. En dehors, elles voguent, divaguent et sortent des contours. La chanson est comme un chant du cygne, un adieu à une époque dont le souvenir déchire mais qui laisse la reconnaissance d’avoir été vécue. À mon échelle, elle reste associée au printemps 2020. Elle rappelle le soleil insolent, les déjeuners tous les jours à 16 h et le besoin de créer des respirations au milieu des naufrages.
Un commentaire
Merci ! Chez Pale Fountains, c’est pas mal aussi la trompette…