Cette blonde hitchcockienne nous mène peut-être en bateau mais la croisière est inoubliable

VIRNA LINDT Shiver
The Compact Organisation / Rééd. LTM, 1983
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Musique Journal -   Cette blonde hitchcockienne nous mène peut-être en bateau mais la croisière est inoubliable
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Renaud nous parlait hier des Pastels et je vais poursuivre aujourd’hui sur une ligne très Section 26 / Magic canal historique en vous présentant un disque de 1983 dont la réédition avait été chroniquée sur le site du fameux magazine indie. Si je tiens à écrire ici sur Shiver de Virna Lindt, c’est avant tout parce qu’il s’agit d’une splendeur gorgée d’arrangements et dissimulant mille surprises, un album plus que satisfaisant à écouter, qui relève presque du design appliqué à la pop song. Mais c’est aussi parce qu’il marque historiquement le début du revival easy-listening – qu’on associe souvent à tort aux nineties alors qu’il était donc déjà actif depuis le début de la décennie précédente – mais que c’est un easy-listening plein de contrastes et de faux plafonds, qui n’est jamais si easy que ça à listen. Ce sentiment de menace sourde et de réalité instable vient sans doute de l’inspiration John Barry du projet, et donc de l’atmosphère de film d’espionnage qui règne sur l’ensemble de Shiver. Mais il s’explique aussi par le fait que nous ne sommes plus dans les sixties et qu’on ne peut plus tellement faire d’easy-listening fonctionnel et passe-partout : le post-punk et la new-wave ont envahi tout le paysage et Virna Lindt, comme son producteur et co-auteur Tot Taylor, ont bien sûr digéré ce sens de la distanciation, qu’ils ont eux-mêmes mis à distance et subtilement détourné pour construire ce chef-d’œuvre mineur qui à l’époque avait très bien marché en Angleterre et ailleurs, notamment (et prévisiblement) au Japon.   

Je ne sais pas à quel point la genèse officielle du projet tient de la fiction, mais elle donne en tout cas un certain nombre d’indices fertiles : l’apprenti songwriter Tot Taylor aurait rencontré dans un train Virna Lindt, alors étudiante suédoise installée à Londres, et celle-ci aurait évoqué son idée de faire un album sonnant comme « du Hitchcock sur fond de rock’n’roll ». La jeune femme, elle-même blonde hitchcockienne, suivait un cursus d’interprétariat et se formait alors au sein de plusieurs médias ; on raconte surtout qu’elle aurait par la suite fourni ses services de traductrice à des offices de renseignements. Ce qui me plaît dans ce récit, c’est qu’il laisse imaginer que Lindt aurait déjà été espionne quand elle avait croisé Taylor « par hasard » et que toute cette histoire de disque n’aurait été qu’une couverture à des activités plus ou moins louches et confidentielles – lesquelles, je ne sais pas trop, mais je me dis les pros doivent toujours trouver des activités louches à entreprendre. Ce qui est certain, c’est que la Scandinave passe l’essentiel de Shiver à jouer, à interpréter, elle sonne d’ailleurs davantage comme une actrice qui intervient sur des chansons que comme une vraie chanteuse, à la façon de Grace Jones à certains moments de sa discographie : elle parle beaucoup, joue les textes, mais ne les entonne que rarement.

Je me suis souvent demandé – et je sais bien que je ne suis vraiment pas le seul – ce que ce genre de femme au physique très archétypal éprouvait face à sa propre image : est-ce qu’elle ne peut que se laisser happer par le mythe et la figure dont son corps individuel semble n’être qu’une nouvelle déclinaison, un nouveau terrain d’élection ? Ou est-ce qu’au contraire, elle n’arrive pas à associer son corps au mythe et qu’elle en vient du coup à se détacher ironiquement de son propre reflet offert aux autres à travers son personnage pop ? Quand je vois Virna Lindt, je ne saurais pas expliquer pourquoi mais je me dis qu’une fois rentrée chez elle, elle devait bien rigoler en se voyant prendre des poses de blonde glaciale sur les pochettes de ses disques ou dans ses performances filmées. Tout en réussissant, dans la grande tradition suédoise de la copie plus parfaite que l’original (Ikea, H&M, ABBA, COS, Max Martin), à assurer en studio et sur scène des prestations exceptionnelles et dans lesquelles elle évacue toute ironie visible, toute tentation parodique. Dans certains morceaux de Shiver, cet équilibre camp entre sentimentalité et distanciation est manifeste, un mélange de tragique et de volupté, une sorte de fierté plus forte que tout au milieu du malheur et du désespoir.

Avec le disque de Virna Lindt, Tot Taylor avait lancé son label The Compact Organisation. Comme Paddy McAloon ou les gens de Swing Out Sister dont je parlais il y a deux semaines, c’est un fan des grands songwriters pré-pop comme Cole Porter ou Irving Berlin. Mais sa sophistipop à lui a un parfum rétro et hyper détaillé qu’on entend aussi chez certains trucs de ZE records – je pense entre autres à leur disque de Noël. Son label a sorti quelques autres succès, notamment Mari Wilson, merveilleuse chanteuse néo-rythm’n’blues/variété (autre grand revival des eighties, d’ailleurs quand on y pense cette décennie a été la première de l’histoire pop à systématiser le revival, et aujourd’hui, elle fait elle-même l’objet d’un revival qui dure depuis quasi vingt ans, ça va, je crois qu’on peut dire la musique est en bonne santé, c’est cool !). Bertrand Burgalat a cité Taylor et The Compact Organisation à plusieurs reprises et on comprend pourquoi. Tot a lui-même sorti d’excellents disques sous son propre nom. Depuis il s’est reconverti dans la musique pour le cinéma et le théâtre, et a monté en 2003 la galerie d’art Riflemaker avec la curatrice Virginia Damtsa, qui s’intéresse entre autres au féminisme. On ne sait pas si Virna Lindt y a exposé des œuvres, ou si elle s’y est elle-même exposée en récitant les paroles de « The Dossier on Virna Lindt », l’un des plus beaux titres de Shiver, où elle dit « Hair : ice blond / Eyes : blue », d’un ton de femme fatale tellement surjoué que ça en devient aussi effrayant que la scène de Cobra où Salamandar se transforme en nymphette pour appâter puis tuer le copain chauve du héros.

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