Ça manque cruellement de guitares chugga-chugga ici, vous ne trouvez pas ? Et parce qu’à Atlanta, il n’y a pas que la trap, je vous propose de découvrir Issues. Issues a été formé en 2012 après le départ des deux chanteurs du groupe Woe, Is Me, entité metalcore importante de la métropole géorgienne. Leur projet était alors de mêler metalcore, donc – un style fourre-tout puisant ses influences dans la lourdeur du metal, la dextérité du hardcore, l’attitude de l’emo-2000, et jouant sur l’altérité clean/unclean vocals – tout en y ajoutant du chant pop, des gimmicks R&B et un DJ (oui oui !), les faisant courir de fait dans la catégorie nu-metalcore. Tout le monde suit ? Leur présence sur le label Rise Records, locomotive du genre aux États-Unis au même titre que Sumerian Records et d’anciens labels reconvertis (Epitaph, Fearless ou Victory), leur a octroyé dès le départ l’assurance de millions de vues YouTube. Et contrairement à d’autres groupes de cette scène comme, au hasard, Attila, la musique d’Issues a toujours voulu dépasser la fidélisation d’un public d’incels ou d’ados mal dans leur peau. Disons qu’ils ont toujours paru plus malins et moins beaufs américains que la moyenne.
Certes, leurs deux premiers albums (Issues en 2014 et Headspace en 2016) n’ont pas non plus bouleversé le paysage du rock contemporain. À cette époque, les clips qu’ils publiaient étaient encore marqués par une adolescence tardive (des skateurs tatoués, du jump à tout va, un remake de Fight Club) et leur mixture pas encore aboutie. Le parcours semblait classique pour eux : première partie sur une tournée de Bring Me The Horizon, participation au Vans Warped Tour, peut-être un troisième album avant de splitter pour une histoire de meuf partie avec le guitariste. Mais c’était sans compter sur l’ambition de Tyler Carter. On pourrait considérer Carter comme le Justin Timberlake du metalcore US. Auteur d’un mini-album solo en 2015 (Leave Your Love), c’est le premier élément qui fait d’Issues un groupe à part. Le deuxième élément s’appelle Skyler Acord, bassiste méga solide aux allures de Lenny Kravitz underground : c’est lui qui fait groover le groupe et repousse loin la mauvaise idée que leurs concurrents metalcore ont souvent de vouloir rapper (citons, au hasard, Falling In Reverse) – même si par moments Carter pratique une sorte de flow funky mais un peu trop « loisirs » pour être pris au sérieux. Le petit frère de Skyler, Tyler Acord, a été claviériste et DJ du groupe de 2012 à 2015, responsable de leur son novateur et de leur succès rapide. Depuis, Tyler Acord aka Lophiile a sorti un EP d’electronica sur Blue Note et a notamment bossé sur les albums de H.E.R. et des Coréens de BTS. Le troisième élément, c’est un batteur virtuose qui a voué sa vie à son instrument, allez voir un peu sa chaîne YouTube : xXJoshManuelXx. Enfin le dernier élément qui a fait sortir Issues du carcan metalcore, c’est qu’ils ont eu la bonne idée de virer leur deuxième chanteur en 2018 (Michael Bohn, celui qui hurlait) afin de laisser toute la place à Carter.
Vendredi dernier est sorti le troisième album d’Issues, Beautiful Oblivion. Tout ce qu’on peut dire, c’est que le groupe d’Atlanta est clairement devenu mature, tandis que ses fans de la première heure trouveront plutôt qu’il a vendu son âme-core pour la bubblegum-pop. Pour eux, Issues a commis le crime de sortir « Flexin », un morceau-accident qui a donné un faux-tube ultra-synthétique pour lequel le groupe s’est grimé en vieillards (ok, on déjà vu ça mille fois mais ce n’est pas le sujet) et qui a de vrais airs de Prince. Ce n’est même pas de l’opportunisme de leur part : tout y est maîtrisé, et c’est de toute façon ce vers quoi le groupe tendait depuis des années puisque au jeu des compilations Punk Goes Pop, ils avaient repris successivement des titres de Justin Bieber et N’Sync, ce qui n’étonnera personne aujourd’hui. Deux autres singles ont été clippés pour promouvoir l’album. D’abord « Tapping Out », dans un style metalcore plus tradi, supporté par le chant étrangement puissant du guitariste AJ Rebollo et ce malgré des « oooh » très Young Thug de Carter, tourné sans doute pendant le déménagement d’un des membres du groupe. Le troisième single est la pièce maîtresse du disque, l’incroyable « Drink About It », qu’il faut voir/écouter plusieurs fois (oui oui !) pour en saisir tous les détails. La vidéo au message trouble, entre travestissement, interrogation et affirmation, dresse un constat sans appel : Issues viennent d’inventer le new jack-core symphonique. « Oh why you do dat ? » Parce qu’ils aiment ça !
L’album a été réalisé avec un des meilleurs producteurs du secteur, Howard Benson, grammysé en 2001 pour son boulot sur Stronger de Kelly Clarkson, mais c’est pas le thème. Je n’ai jamais été un fan de metalcore ni même d’Issues, mais j’ai pourtant eu du mal à rester impassible à l’assemblage de ce jeu de batterie quasi drum’n’bass (et parfois carrément drum’n’bass, sur l’épique “Downfall”), à cette manière très rap de placer le chant, à ces riffs doom surplombant un R&B pastel, à ces notes de basse en rafale survenant n’importe où, n’importe quand… Je l’avoue. Issues ne semblent plus avoir de problèmes, ils ont atteint l’équilibre, et lorsque Tyler Carter se demande « Pourquoi il pleut autant ? », il est très dur d’imaginer la grisaille. Évidemment, il y a du déchet sur le disque (« Second Best », « Your Sake ») et des titres où l’on se serait bien passé de refrain (« Here’s To You », « Beautiful Oblivion ») mais on passe vite l’éponge sur l’évier de nos inhibitions lorsque « Get It Right » retentit, pour finir par smurfer en chaussons sur le très sucré « Without You », ou lorsque une inspiration Fishbone jaillit inopinément pendant « Find Forever ». C’est tellement étonnant et déconnant d’entendre un disque de metalcore laidback et détendu, personne ne devrait s’en priver. Et si vous voulez vérifier en live (je ne garantis strictement rien à ce sujet), Issues sera en concert au Gibus, Paris, le 10 octobre.