Bienvenue en Suisse parallèle, le pays des guitares acoustiques hantées par le digital [archives journal]

PHILIPPE DE MOUCTOURIS Intimal Guitare
Gazul, 1996
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Voici un disque que j’ai énormément écouté ces derniers mois, je crois qu’on peut dire qu’il s’agit pour moi d’une découverte rare, d’une rencontre musicale comme je ne dois en faire que deux ou trois par an. Et c’est un disque que j’ai encore énormément envie de mettre car il s’en dégage une chaleur et une douceur qui me plaisent et m’intriguent. Mais pourtant, je n’ai que rarement ses airs en tête : on peut même dire que son souvenir se dissipe très vite dans mon esprit, à peine quelques minutes après avoir fini de l’écouter. Alors je me le remets et me le remets, et ainsi de suite, pour le revivre dans toute sa fugacité et encore l’oublier presque en entier ensuite, et peu à peu sa dimension au départ accueillante et amicale se double d’une dimension plus absente, moins évidente à s’approprier. Sa dynamique de consommation se place ainsi à l’opposé de la dynamique de consommation habituelle, que l’on sait toujours plus ou moins vouée à l’usure et à l’écœurement : ici on dirait qu’on redécouvre à chaque fois la beauté aperçue à l’origine, son reflet scintille de nouveau, peut-être juste un peu autrement que la précédente occurence, mais quand même très très proche. La simplicité de la musique n’est qu’une apparence, sa légèreté de surface est juste assez simulée et assez perturbée pour qu’on puisse être troublé à chaque fois avec la même qualité de trouble, quelque chose de voisin du changement de lumière ou de l’oscillation dans la vibration d’une pièce ou d’une rue.  

Je vous avais déjà recommandé un morceau du guitariste suisse Philippe de Mouctouris il y a un an : un enregistrement basse définition du début des années 80, sorti sur un label affilié à Recommended Records et donc peu situable en termes de genre, même si on peut évoquer rétrospectivement le versant NWW-list du prog tardif, et une certaine lecture du punk et du post-punk – mais oui c’est quand même flou niveau catégories. Je le comparais à du Luc Marianni, même si aujourd’hui l’analogie me paraît moins justifiée, et qu’elle m’a sans doute été inspirée par le fait de savoir qu’ils ont tous deux suivi des parcours en thérapies alternatives en parallèle de la musique. Bref, cette compo reste néanmoins un miracle de beauté et d’impureté, mais pour le coup le disque de Mouctouris dont je vous parle aujourd’hui ne lui ressemble pas tant que ça. Intimal Guitare est sorti quatorze ans plus tard et a été réalisé dans des conditions beaucoup moins lo-fi. Surtout, si on l’écoute vraiment de très loin et sans trop d’effort, il peut sonner comme un album de guitare acoustique solo limite pépère, aux couleurs jazz et folk, que l’on pourrait presque entendre sur FIP voire sur une playlist Spotify de type « guitare jazzy pour petit dîner entre amis ». Certes le travail de Philippe de Mouctouris repose ici surtout sur des phrases de guitare sèche assez peu anxiogènes. Sauf qu’en écoutant le disque pour de vrai, on s’aperçoit que ces phrases sont reformulées par des instruments électroniques, incrustées de bruits parasites et ambiants, et que le rendu de l’ensemble est très singulier, car enregistré sur un 8-pistes digital (le Digidesign Session 8) dont l’usage n’était pas encore très courant.

Avec l’aide de son ami et ingénieur du son Ralph Kundig, Mouctouris a ainsi enchevêtré les lignes de guitare dans une treille fantomatique, qui ménage d’étonnants espaces ou au contraire resserre les perspectives. Il y a un sentiment de collage, de montage, de succession de plans sonores, sauf que l’enchaînement ne se voit jamais très bien : on a plutôt l’impression qu’un marionnettiste très délicat, limite mentaliste, modifie à notre insu les valeurs de plans et les éclairages – un peu comme dans un rêve un visage ou un lieu change sans qu’on puisse trop le voir venir et qu’on ne s’en étonne même pas. Ainsi le premier titre, « Ziotte », démarre par une intro faite d’harmoniques inquiètes, puis laisse place à une guitare doucement romantique, vite épaissie et « envertigée » par des effets de profondeur et de matière, puis interrompue avec souplesse comme savent le faire les guitaristes de jazz, sauf que là on ne sait pas si cette pause est une pose ou non. L’intention de l’ensemble, selon Mouctouris, qui a très sympathiquement répondu à mes questions par mail, était essentiellement texturale si l’on en croit ses propos. « Je voulais obtenir un relief ! Pour cela nous avons utilisé tous les noises, résidus, frottements, craquements naturels, bref un peu à la manière du peintre Bacon qui ramassait la crasse de son atelier pour la réinjecter dans sa peinture dans les tubes de la création ! »

Ce travail du son de la guitare classique – si standardisé et muséifié pour beaucoup d’oreilles – par les différents effets digitaux, c’est vraiment ce qui fait tout le charme d’Intimal Guitare : ces vapeurs sorties des banques de son des machines de l’époque, plus le piano classique très altéré, comme « croppé », tout ça transforme profondément l’interprétation du guitariste, qui a lui-même recomposé ses démos d’origine, uniquement jouées à la guitare, avant de rejouer certaines parties, parfois en improvisant, à partir des métamorphoses réalisées par Ralph Kundig et lui. Et par dessus le marché, sont inclus aussi au mix des sons réels, des voix d’enfants ou des chants d’oiseaux. Ce qu’on entend est donc le résultat d’un dialogue entre deux approches coexistant en Mouctouris : d’un côté son savoir-faire de guitariste classique avec son parcours propre (il était fan de prog à la King Crimson ou Gentle Giant, mais aussi de Hermeto Pascoal, de Keith Tippett ou de musiques traditionnelles latines ou méditerranéennes, dont on entend d’ailleurs les échos sur trois titres, dont le dernier, « Odos Vosporou », est carrément joué au bouzouki !) et de l’autre sa volonté de découvrir les possibilités de ce studio digital avec Kundig. C’est une vraie expérience d’aller et retour entre le connu et l’inconnu qui finit par offrir un résultat qui n’est ni tout à fait familier, ni exactement étranger, et qui ne se laisse donc jamais vraiment fixer. D’abord sur le plan strictement musical, car comme je le disais les mélodies et harmonies ne s’impriment jamais longtemps, elles ont l’air de s’enchaîner sans vraiment se tenir la main, le mouvement ne choque jamais tellement mais ça n’empêche qu’il se passe finalement beaucoup de choses – écoutez par exemple de « Charybde en si-la » et essayez de me résumer ce qu’il s’y passe. Et même au delà de ça, le disque reste très insaisissable en termes d’émotion, d’affects. La piste suivante « Pièce de Monet » (vous aurez compris que Philippe est comme moi, il adore les calembours et il le revendique), par exemple, qu’est-ce qu’elle inspire au cœur ? Franchement je ne saurais pas le dire. Un peu de nostalgie, peut-être, mais ça ne domine pas non plus. Il y aussi de la vraie tristesse dure, mais pas mal de douceur et d’espoir en même temps. Bref je vous laisse voir, c’est un peu comme ça à chaque titre en fait. C’est sans aucun doute un sacré disque, à la fois hospitalier et hanté, hyper sympathique et vachement mystérieux.

Quelques années après cet album, Mouctouris a commencé à apprendre la pratique des thérapies ayurvédiques et il dispense aujourd’hui des massages ayurvédiques à Genève. Il continue la musique et on trouve sur les plateformes un album enregistré en 2014 avec le pianiste Michel Bastet, Le Goût du Lézard, que j’aime beaucoup et vous recommande également, même s’il ne fait pas un usage similaire de la technologie qu’Intimal Guitare. Philippe m’a aussi envoyé d’autres choses assez incroyables qu’il a sorties mais qui ne sont pas disponibles en ligne : un CD réunissant ses premiers travaux, souvent inédits et assez variés – on l’entend notamment chanter –, et un autre réalisé avec un jeune musicien du nom de Julien Akzoul, dans une veine ethnoprog très inspirée. Je l’ai encouragé à mettre tout ça sur Bandcamp, car j’adore permettre aux seniors de ne pas louper le virage du numérique ! Comme on dit à Budapest, hongroise les doigts pour que Philippe y arrive.

Plus sérieusement je vous invite avec un enthousiasme sincère à écouter ce disque et à devenir comme moi accro à cette musique, accro mais sans dépendance malsaine ni syndrome d’accoutumance. Une autre addiction est possible ! Merci Philippe.

Un commentaire

  • Ludovic_Roif dit :

    Merci pour cette proposition. Je découvre avec délice ces notes de guitares et de piano qui ne veulent pas se suivre et procurent de nombreuses surprises dans le temps d’écoute. C’est doux et frais comme le printemps.

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