L’utopie syncrétiste d’un duo franco-hongrois

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En 1945, Aldous Huxley publie un essai intitulé La Philosophie éternelle. En ces pages, pas une seule mention de la guerre qui a précédé sa publication. Son esprit est déjà ailleurs, alors que les fumées retombent tout juste sur les ruines du monde.

Plus connu pour ses romans d’anticipation crépusculaires, Huxley l’est beaucoup moins pour ses essais philosophiques et mystiques, notamment toute la période qui suit l’édition en 1932 de son chef-d’œuvre Le Meilleur des mondes. Ses créations postérieures peuvent se voir comme une sorte de rachat de l’âme par son auteur. Si vous (re)lisez Brave New World (son titre original), c’est sa noirceur extrême et son pessimisme profond qui frappe le plus. Aucun roman du genre dystopique n’aura été aussi définitif à ce niveau-là. Dans les vingt années qui suivront, Huxley s’attachera donc à publier des romans ou des essais qui tenteront d’effacer l’image de pessimiste invétéré qui lui collera (et lui colle d’ailleurs encore) à la peau. Car sa vision avait déjà changé à peine Brave New World publié. Il s’initie à la méditation, aux drogues hallucinogènes, se plonge dans de nombreux textes mystiques et théologiques, tout cela au gré de ses rencontres et dans le seul et unique but de trouver un sens positif à l’ordre du monde. Au sortir de la guerre, sa vision s’est émancipée des clivages de religion et de blocs civilisationnels. C’est avec La Philosophie éternelle qu’il commencera donc à faire la synthèse de toutes ses connaissances et expériences mystiques pour en repérer les éléments récurrents et en extraire une proto-mystique qui serait censée sous-tendre toutes les autres. Il unifie les religions, les civilisations, créant une philosophie cohésive, sans carte et sans échelle, dont les origines remontent à la création même du monde et auraient imprégné toutes les pensées qui l’auraient succédé. Une mystique « transcendant(e) et immanente à tous les êtres, […] universelle et immémoriale« . Un lien qui nous unirait tous et toutes.

Cette citation extraite de l’essai de Huxley résume à merveille la musique de PAN-RA et pourrait même figurer telle quelle sur les notes de pochettes toujours très fournies de leurs albums. PAN-RA est un duo folk composé de deux multi instrumentistes, l’un hongrois, Chobo Csaba Koncz, et l’autre français, Michel Poiteau, qui ont sorti deux LP absolument colossaux dans les années 70 : le premier en 1976 sur le label Spalax et le second en 1978 en autoproduction. Sur ce deuxième album, intitulé Music From Atlantis, il est justement noté au verso, en lieu et place de ce qui pourrait être la citation d’Huxley, que PAN-RA « combine dans leur musique les influences de nombreuses sphères et époques de civilisation. Ainsi, Moyen Âge, Temps Modernes, Asie, Europe et Orient, Folklore, Classicisme et Jazz s’unissent à former une nouvelle musique : Musique d’Atlantis. » PAN-RA semble réaliser avec sa Musique d’Atlantis ce que Huxley avait mis en œuvre dans son concept de Philosophie Éternelle, l’unification d’un monde où les notions de temps et d’espace sont de fait abrogées.

Par leur musique, PAN-RA touche à l’universalité, que ce soit dans la quasi impossibilité pour l’auditeur/trice de mettre le doigt sur le mode et l’influence d’un morceau donné ou le type d’instruments utilisés : flûtes des balkans, darbouka, guimbarde, violoncelle, vielle… Autant d’instruments aux origines diverses et antinomiques. Au sein même d’un morceau, on est baladé d’un hémisphère à un autre dans un équilibre tellement parfait qu’il en devient vertigineux. Même les titres des morceaux sont incapables d’indiquer un quelconque endroit auquel se raccrocher pour prendre enfin pied. « Avignon », morceau présent sur le deuxième album, ne renvoie en rien musicalement à la cité des papes ou à un quelconque héritage sacré occidental, bien au contraire. Les flûtes homemade de Chobo sifflent, stridentes, sur une longue improvisation de 16 minutes et 40 secondes, rappelant une musique de l’Est dévoyée par la tradition méditative indienne. Le morceau « Shiva », sur le deuxième album toujours, fait planer son thème principal – réalisé à la cornemuse et à l’évidente influence celtique – au dessus d’un bourdon joué au violoncelle, réminiscence d’un raga ; les deux instruments modifient peu à peu leurs trajectoires, et finissent par entrer en collision. PAN-RA fait une musique sans boussole, toujours sur la corde raide de ses influences, ne cédant jamais aux choix.

Heureux hasard, La Philosophie éternelle a été réédité en 1975 (pour la dernière fois d’ailleurs), année de transition entre leurs deux albums. Le livre incarnait un air du temps, un zeitgeist propre à ce moment charnière pré-80. Ce « moment » nous interroge aussi finalement sur le principe d’essentialisme : est-ce que les idées, quelles qu’elles soient, sont déjà présentes en chacun de nous et ne demandent qu’à être extraites par le contexte ?

Les musiciens ne semblent d’ailleurs même pas prendre conscience de la prouesse que représentent leurs improvisations musicales, et le son inclassable qui en découle.

« Les pièces ne sont pas fixées mais elles se forment toujours un peu de nouveau. Des nouvelles improvisations se développent d’une mélodie de base, dépendant de l’ambiance momentanée des musiciens.« 

Un aveu de la toute puissance de la VIBE, et qui résonne considérablement avec le principe d’immanence si cher à Huxley.

Chobo avouera lui même, en voulant décrire son épiphanie musicale, dans une des rares interviews du groupe (publiée dans le magazine L’Escargot Folk), que la musique qui l’habite n’est finalement faite que de résurgences, comme si elle était déjà présente en lui et ne demandait qu’un vecteur improvisationnel pour s’exprimer pleinement, se mettre à vivre d’elle même, sans volonté manifeste de son propre auteur.

« Il y avait un festival de folk à Vesdun, j’y suis allé et toutes ces musiques (ont) d’une certaine façon réveillé en moi toutes sortes de trucs, de souvenirs, dont la musique hongroise car je ne m’intéressais pas tellement à la musique en Hongrie. En Hongrie, je faisais de la photo, de la poésie… J’ai rencontré plus tard un gitan qui m’a dit que je jouais de la même façon que les gitans hongrois alors que j’ai quitté la Hongrie depuis dix ans !« 

La carte se brouille dès les balbutiements de sa vie de musicien.

En pochette de leur premier album intitulé Musique de l’Atlantide (à ne pas confondre avec le second, Music From Atlantis, encore une autre difficulté dans le puzzle…), on peut voir une sorte de planisphère au motif ésotérique, composé de visages asexués et sages, de signes astrologiques, d’arbres de vie et de tourelles moyenâgeuses. Un joyeux fatras de symboles aussi insensé et clairvoyant que cette musique, schizophrénique, fluide et duelle.

Cette dualité, le nom même du groupe en est d’ailleurs une affirmation. PAN-RA représente deux espaces, Pan (le Tout) et Ra (l’univers). Il désigne aussi deux divinités de la nature, l’une greco-indo-européenne (pour faire court), l’autre d’Égypte, l’un des berceaux des civilisations orientales – et liée en certains endroits au monde grec, ne l’oublions pas. On remarque déjà l’ambivalence d’un tel nom quand il désigne à la fois deux concepts similaires que l’on peut imbriquer l’un dans l’autre (l’univers et le tout) et deux divinités aux origines géographiques et civilisationnelles distinctes. Mais cette dualité n’est qu’apparente. Ce nom chimérique peut aussi rappeler une forme de syncrétisme, voire même rappeler le principe de non-dualité présent dans les philosophies orientales comme le bouddhisme, le taoïsme et le soufisme, où la transcendance ne serait atteinte que lorsque l’Homme prendra conscience qu’il ne fait qu’un avec tout. Toutes ses croyances sont le socle de la pensée pérenne d’Aldous Huxley. Accoler cette philosophie transversale à PAN-RA pourrait donner l’impression de faire sa petite cuisine avec des concepts fumeux, mais ce serait sans doute rejeter trop facilement l’intérêt évident que les membres du groupe portaient à la mystique orientale ou occidentale, que ce soit dans les notes de pochette abondantes, les visuels et évidemment la musique elle-même.

Il est ici important de rappeler que Chobo et Michel Pointeau se sont rencontrés pour la première fois dans une communauté des Hautes-Alpes, non loin de Sisteron. La dimension mystique et communautaire a toujours été au centre du groupe. Le duo sera tout au long de sa vie accompagné par de nombreux·ses musicien·nes provenant de différents pays et d’univers musicaux très larges, de l’avant-garde au free-jazz en passant par la folk. Le groupe se produira énormément en public, se considérant eux-mêmes comme des “saltimbanques”, voyageant au gré des opportunités de concert. C’est d’ailleurs une vraie prouesse qu’un groupe donnant autant d’importance à la performance live ait pu produire deux disques d’aussi bonne qualité. Certains morceaux des deux albums ont été enregistrés à l’abbaye de Sénanque, dans une église vide. L’ambivalence inhérente à PAN-RA accède alors à une dimension supérieure.

« Lorsque nous avons enregistré notre disque, sur certains morceaux, la musique est complètement différente parce que c’était dans une église vide sans les gens. L’acoustique de l’église donne quelque chose en plus mais c’est une autre direction que celle donnée avec le public. C’est lié à l’architecture, à la résonance du lieu.« 

Cette recherche de lieu et de rencontre avec le public va même les amener à jouer lors du festival Jazz Yatra 1978 à Bombay en Inde. L’article de The Economic Times de Bombay est d’ailleurs dithyrambique : « Le public a été, à juste titre, enthousiasmé par ce magnifique groupe autoproclamé PAN-RA. Le groupe a été créé par Chobo Koncz, musicien des Balkans qui construit lui-même la plupart de ces instruments. Ils ont un son folk-eastern jazz merveilleusement frais« . Il n’y a malheureusement pas d’enregistrement de ce concert – comme ce fut le cas pour ce concert à Stuttgart en 1981, enregistrement sorti sur cassette et qui retranscrit bien ce que devait être « l’expérience PAN-RA » en direct. Ils ont d’ailleurs remporté plusieurs prix au sein de différents festivals en Europe, dont le Triskell d’Or du Festival Celtique de Brest. Ça ne s’invente pas.

PAN-RA reste une énigme à résoudre et la réponse ne nous pend pas au nez. Et peu importe finalement, puisque le plaisir est dans l’énigme, pas dans la solution. Je vous laisse donc vous plonger dans cet océan de symboles. Qui sait, peut-être trouverez-vous l’Atlantide ?

Merci à Tom Val et Michel Poiteau pour la documentation et les photos.

Un morceau de PAN-RA est écoutable sur la compilation SPIRIT OF FRANCE sortie récemment sur Spirit Muse records, mise en œuvre par Mark Gallagher, Thea Loannou et Tom Val. Liner notes par le toujours excellent Philippe Robert.

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