Le néo-jazzeux John Carroll Kirby se débrouille bien mieux en vrai que sur disque

John Caroll Kirby Cryptozoo
Stones Throw Records, 2022
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Musique Journal -   Le néo-jazzeux John Carroll Kirby se débrouille bien mieux en vrai que sur disque
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Mon rapport à John Carroll Kirby n’a pas vraiment d’équivalent chez les autres musicien·nes. C’est un peu cet ami avec lequel on ne pensait pas s’entendre à l’origine, et vis-à-vis duquel notre attachement nous oblige à reconnaître une erreur de jugement initiale. Kirby est avant tout un homme de l’ombre : compositeur et claviériste basé à Los Angeles, il a été producteur pour Solange, Sébastien Tellier ou Miley Cyrus et a joué avec Cypress Hill, Norah Jones, Blood Orange, Harry Styles et Frank Ocean. Mais sa carrière se double d’un parcours solo, qu’il fait fructifier depuis 2017 avec déjà huit albums sortis en son nom. Voilà ce qui nous intéresse.

Ses productions ne m’ont toujours qu’à moitié convaincue. C’est une musique très feutrée, suave, dont les racines viennent du jazz, qu’il a étudié à l’université. On y croise des flûtes de pan, des congas synthétiques et toutes sortes de percussions étouffées – ces beats, très doux, expliquent sûrement sa signature chez Stones Throw. Tout est très joli, sauf que personnellement l’alliance de l’électronique et du jazz n’a jamais fait partie de mon horizon musical. Cette forme a été exploitée à l’extrême par la musique dite lounge des années 2000, de l’héritage baléarique jusqu’aux compiles Buddha Bar en passant par les halls d’hôtel et, si l’on reste en surface du travail de JCK, c’est tout ce qui affleure. 

Certains des morceaux de Kirby me plaisent, surtout ceux qui ont une couleur un peu mélancolique et qui ressemblent à des berceuses ; mais très souvent, je trouve sa musique lisse, propre, guillerette et globalement aseptisée. D’un point de vue synesthésique, elle est exagérément colorée, les mélodies sont faites d’arcs-en-ciel aux tons pastels et recouvertes d’un vernis lustré. Par ailleurs, sa tête de Californien très agaçant, cheveux mi-longs coiffés en arrière, entre Matt Smith et Kurt Russell, et ses pochettes de disque affreuses n’ont jamais aidé. Si la personne qui partage ma vie ne m’avait mis ces disques dans les oreilles et suggéré qu’on aille le voir en concert, je n’aurais jamais poussé plus loin.

Et là, le choc. Je l’ai vu à deux reprises dans des salles parisiennes, au Pop-up du Label en solo et au Café de la danse avec Eddie Chacon au chant ; à chacune de ces expériences, c’est comme si la moindre pulsation venait taper à l’intérieur. À part peut-être sur la piste du Berghain, où j’ai eu l’impression que mes organes étaient devenus poreux, jamais je n’ai ressenti une musique entrer à ce point dans mon corps. En live, des morceaux qui n’ont absolument rien de dansant se transforment en nectars maléfiques qui circulent dans le sang et électrifient l’organisme. 

À chacun de ces concerts, la possibilité de se mouvoir était très limitée : au Pop-up du Label, l’extrême densité du public plaquait les gens les uns contre les autres ; au Café de la danse, la configuration assise limitait considérablement les ardeurs. De ces contraintes ont résulté des formes de mouvements contenus : petits jeux de jambes, discrets roulements de genoux et de poignets, et percussions constantes sur ses propres cuisses, en gardant les yeux fermement fermés – ce qui, comme chacun·e sait, est le signe corporel d’une expérience extatique du live. 

En concert, le goût de Kirby pour la polyrythmie et les percussions traditionnelles prennent une tout autre dimension. Les conséquences du mixage doucereux s’estompent, les conditions du live débarrassent les morceaux de leur enveloppe trop léchée et libèrent les rythmiques de leur place assignée, bien rangées en arrière-plan, comme punies. Là, Kirby perd toute façade de musicien d’apparat : debout, concentré sur ses machines, poussant la basse et les lignes de percussion. À le voir penché ainsi, on pourrait croire qu’il a dévié de sa vocation (et on rêve d’un side-project techno). Si j’y suis aussi sensible, c’est que les musiques qui se dansent que j’affectionne ressemblent souvent à des squelettes disloqués : de la syncope à cheval entre le ternaire et binaire, toujours indécise (les dérivés de jungle, la deconstructed club music, les musiques qui s’inspirent du dancehall ou puissent dans les traditions rythmiques extra-occidentales). Dans ce contexte, le jazz électronique moelleux de Kirby, dilaté par les conditions du live, me fait partir en toupie. 

La portée profondément percussive de sa musique n’est réellement donnée à entendre que sur un seul de ses albums : Cryptozoo, bande originale d’un film d’animation primé à Sundance en 2021 – à croire que la magie opère mieux, à mon goût, lorsque son travail est canalisé et ses productions pensées pour s’adapter à un cadre. Ce disque se distingue des autres : plus contemplatif, il comporte davantage de guitare et fait jaillir par moment des coups de tambours puissants, des kicks lents et profonds, qu’on ne lui connaît pas ailleurs. C’est peut-être le seul indice enregistré de l’ampleur de la force rythmique de la musique de John Carroll Kirby, et c’est un disque absolument magnifique. 

Lors des deux concerts, le fait que cette musique ne soit pas censée faire danser, mais y parvienne quand même, a renforcé la dimension contenue du geste. Dansante par destination, elle induit une charge d’énergie qui enfle sans exploser ; comme dans le cas des pistes de post-rock qui montent à l’infini ou des morceaux de club music dans lesquels le drop ne vient jamais : c’est l’expectative qui rend fou. Le caractère suggéré de ce que produirait la libération rend le morceau irrésistible. Ici, c’est parce qu’on ne doit et qu’on ne peut pas réellement danser qu’on a l’impression de finir en cocotte-minute. Je n’ai donc encore jamais véritablement dansé lors d’un concert de Kirby, mais qu’est-ce que ce sera le jour où ça arrivera ! À l’issue du concert au Café de la danse, l’électricité accumulée m’a fait renouer, le temps d’un gin tonic, avec la boîte de nuit fétiche de ma vingtaine, la Java, pour m’ébrouer sur le parquet de la piste de danse et ainsi libérer les particules concentrées jusqu’au bout des doigts.

Le paradoxe qui consiste à chérir les prestations d’un artiste dont on n’aime pas particulièrement les albums est une expérience nouvelle (en même temps, on ne va généralement pas voir des concerts d’artistes qu’on n’aime pas plus que ça). En sa présence sur scène, je n’ai plus aucune ambivalence, l’adoration est totale et j’ai envie d’élever des autels à sa gloire. En me faisant ressentir l’inaccessibilité de la musique, il procure une sensation que ma génération n’a jamais connue. Guetter les sorties d’un disquaire local, traquer une cassette en particulier, attendre le passage d’un morceau à la radio, écouter le même album en boucle parce qu’on ne possède que celui-ci : je n’ai accès à ces pratiques que dans les récits ou la fiction. J’avais 15 ans quand eMule est devenu disponible sur l’ordinateur familial, et je n’ai jamais eu à faire tout ça (et tant mieux). Quand on est né·e au début des années 1990, la musique ne fournit jamais l’expérience du manque et de l’exceptionnalité. Adorer les concerts d’un artiste dont je n’aime que vaguement les albums me fait toucher du doigt cette émotion que je ne connaissais pas : le pincement de bonheur douloureux de la rareté, d’effleurer ce que l’on ne peut posséder.

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