La danse la plus triste vol. 2 : larmes new-yorkaises, 1993

VISIONS "Coming Home"((N.Y. Danny Tenaglia Mix)"
Flying Records, 1993
INCOGNITO "Givin' It Up – Crashing Jazz Dub" [Roger Sanchez]
Talkin Loud, 1993
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Musique Journal -   La danse la plus triste vol. 2 : larmes new-yorkaises, 1993
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Je sais que vous étiez ultra nombreux à attendre la suite de cette série de Musique Journal consacrée aux morceaux qui font à la fois danser et pleurer, après un premier volume proposé par Manon au printemps dernier, au sujet des Anglais de Furniture. Alors voici aujourd’hui le deuxième épisode de cette rubrique vouée à recenser les innombrables exemples méconnus de club trax tristes. Il me semble, en effet, que pas mal de gens découvrent la dance music par ce biais : beaucoup d’âmes mélancoliques amatrices d’indie-pop ou de soul, et qui se pensaient hermétiques à ce qu’ils croyaient à tort être du « boom-boom », ont un jour ou plutôt un soir vu la lumière en tombant sur « Can You Feel It » de Mr Fingers ou « In White Rooms » de Booka Shade, pour citer deux gros tubes bien consensuels quoique sublimes.

Les deux titres que j’ai choisis ont précisément été pour moi deux portes d’entrée, fragiles et émotives, vers la dance music la plus décomplexée, puisqu’il sont respectivement signés par deux figures majeures de la house new-yorkaise début 90s, Danny Tenaglia et Roger Sanchez.

« Coming Home » est au départ un morceau de Juan Atkins (Anthony Shakir est également crédité sur une version ultérieure), sous le nom de Visions avec la chanteuse Dianne Lynn. Le fondateur de la techno avait sorti quelques maxis de house vocale sous ce pseudo, c’est loin d’être mauvais mais ça n’a rien d’éblouissant non plus comparé à la version qu’en offre son confrère italo-new-yorkais. Beaucoup moins versé dans la sophistication futuriste, Tenaglia va droit au but et compose une vraie pop song triste pour dancefloors, qui se déploie vite mais délicatement : accords d’intro, kick, son de basse « chime » omniprésent à l’époque, couplé à une basse normale, et cette voix qui chante une histoire poignante d’amour perdu qu’on voudrait retrouver, on y entend l’espoir d’une réconciliation, l’aspiration au bonheur intime, familier, domestique : « I’m coming home to you ». Et en même temps il y a ce piano de synthèse, sans résonance, qui laisse entendre sans trop d’ambiguïté que tout ça ne reviendra pas, qu’on ne peut guère que chanter le souvenir et le malheur de cette disparition. C’est simple comme une petite balade R&B, et d’ailleurs le caractère house est ici presque secondaire, on pourrait transformer ça en chanson downtempo un peu jazzy que ça ne changerait pas grand-chose à l’émotion ni au propos – une sobriété qui étonnera ceux qui de Tenaglia connaissent surtout ses grandes épopées percussives de douze minutes. Mais en tout cas, ce beat enlevé, léger mais assez implacable, semble nous emmener loin de l’amour déchu, il nous force et nous soutient à la fois, il nous somme d’une seule accolade de faire couler nos dernières larmes un bon coup et de les sécher vite. C’est vraiment ce que le garage a de plus beau : cette humilité, cette franchise de sentiment, cette absence de fioritures, j’adore, je suis encore sous l’emprise, vingt-sept ans après – il faut dire que j’ai longtemps ignoré la track ID de ce morceau et qu’il m’a donc pas mal obsédé.

Ma deuxième sélection est une composition un peu plus alambiquée, sans être prog pour autant ; déjà, c’est une version instrumentale, mais légèrement modifiée, d’un morceau qui est lui-même déjà le remix d’une chanson. Une chanson d’Incognito, formation assez méprisée avec les années comme la plupart des cohortes acid-jazz, mais dont le leader Jean-Paul Maunick est resté un musicien et producteur très respecté mondialement dans le métier. Roger Sanchez a lui aussi, avec le temps, écopé d’une réputation pas toujours très bonne : disons qu’il est considéré comme un producteur aux ambitions très massives, pour le dire gentiment. Mais sur ce remix de remix, il laisse son cœur parler et n’en rajoute pas sur les effets de mise en scène ; mieux, il ne met pas de kick du tout et cale un breakbeat midtempo invraisemblablement vif, qui droppe après une longue montée pleine de ce charme confus des fins de vacances, des vertigineuse aubes d’été, des illusions d’espoir. Là aussi, on a une basse au son typique de 1993, et puis ce charley ouvert qui attend l’air mi coquin, mi tragique, un orgue électronique juste assez dense pour assurer la dramaturgie mais que l’on sait capable de s’effondrer à tout moment, et cette voix répétée en écho, tel un messager avant la bataille : franchement, c’est l’une des plus belles intros de toute l’histoire de la musique, il faut le crier sur tous les toits ! Voire sur tous les rooftops s’il le faut. Il y a aussi ce parti-pris marée haute / marée basse avec le son de la mer, tellement naïf et cliché mais tellement parfait. Je ne déteste pas la version vocale mais la voix y est mixée trop en avant, elle est trop significative pour laisser apprécier les merveilles que l’on entend à l’arrière-plan. Si elle a ce côté clean et ordonné, très UK soul, qui peut me plaire à certains moments, je préfère tout de même mille fois ce background secret et pourtant si évident, si magique quand on en découvre la forme et le langage. C’est une tristesse moins définitive que celle de « Coming Home », c’est davantage une joie qui s’achève, une extase qui désenfle, mais ça reste tout aussi émouvant pour moi. Là encore, j’ai mis un temps fou à identifier le morceau puisque je n’avais retenu que le nom de Roger Sanchez quand je l’avais enregistré dans mon émission préférée Mondial Twist (sur FPP) sans savoir que c’était un remix, et pareil, j’ai dû mettre quinze ou vingt ans à pouvoir le réentendre. Et même une fois repéré, le track s’est montré fuyant puisqu’il n’était trouvable nulle part, même légalement, et que j’ai donc fini par acheter le maxi. J’espère qu’il vous plaira autant qu’il m’a plu !

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