Dix ans de post-club : bilans et perspectives (1/5)

E+E Bound Adam
Autoproduction, 2011
NGUNZUNGUZU The Perfect Lullaby
DISmagazine, 2010
AYSHAY Muslim Trance
DISmagazine, 2011
KINGDOM That Mystic EP
Night Slugs, 2010
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2019 vient de se refermer à bout de souffle. Alors que la page se tourne et que comme beaucoup d’autres je fais le bilan, j’ai la désagréable impression de ne pas avoir beaucoup à raconter, comme si rien ne m’avait réellement subjugué. J’ai l’impression, et c’est peut-être ce qui m’aveugle, que nous sommes arrivés en fin de cycle. Que ce qui faisait l’intérêt de la musique de hier est devenu la norme qui contraint la musique de demain. La décennie arrive à son terme, emportant avec elle ce qui reste de révolutionnaire. Car oui, les années 2010 ont été riches en renouveau.

2020, c’est un chiffre rond aux allures de code binaire dont le manque de nuance m’agace. Dix années, c’est la durée moyenne d’un cycle musical, le temps qu’il faut à une scène underground pour intégrer les grandes artères normalisantes du marché, ou à des musiciens passionnés pour raccrocher le blouson, se marier, faire des enfants, passer le cap de l’adolescence, ce genre de choses. Dix ans, c’est en gros le temps qu’il faut pour voir apparaître trois “générations” de musiciens. Et alors que la distance se creuse entre pionniers et héritiers, quelque chose de nouveau apparaît.  Et la musique suit son cours.

Au début des années 2010, une masse d’air se forme. Les prémisses d’un vent chaud qui verra la club culture se transformer, se globaliser, mais surtout se décentrer. Aux quatre coins du monde, ou plutôt aux quatre coins de son espace numérique globalisé, de jeunes producteurs collaborent. L’espace et le temps deviennent relatifs, transcendés par un son à la plasticité peu commune. Les genres se mélangent et l’hybridité devient le mot d’ordre : hardcore et afrobeat, trance et reggaeton. Les crossovers ouvrent la voie des possibles, brouillent les pistes, au point de parfois articuler (ou désarticuler) une musique post-genre à la généalogie trouble. Arca, Lotic, Chino Amobi sont désormais des noms connus.

Au cours des années 2010, cette musique tacitement politique prend peu à peu conscience d’elle-même et formule ses idéaux : extraire les musiques électroniques des paradigmes du patriarcat blanc occidental. En intégrant une multitude de genres jusqu’ici ignorés ou dénigrés, la musique électronique des années 2010 a su créer une narration sonore ouverte et représentative, où chaque identité est en mesure d’être reflétée, donnant vie à une masse musicale hétérodoxe et protéiforme, unie par un certain nombre de dénominateurs communs. Les noms se sont multipliés : post-club, deconstructed club, post-Internet music, conceptronica. Et peu à peu l’histoire s’est écrite.

En l’espace d’une dizaine d’années, cette scène apparue dans les marges de Soundcloud a su propager sa vision. Son discours résonne aujourd’hui partout, tant et à tel point qu’il donne l’impression d’être devenu un lieu commun vidé de sa substance, un argumentaire de vente un peu trop facile. Mais les choses ont néanmoins changé, indéniablement, et en bien. La club culture s’est ouverte, diversifiée. La création musicale s’est libérée et la musique qui la définit s’est émancipée de ses dogmes. Elle a procédé à une profonde autocritique, sonore avant d’être verbale et en questionnant la musique et la danse à également réussi à poser la question du corps.

Certains diront que le concept a pris l’ascendant sur le beau, d’autres déploreront le manque à danser. Une chose est certaine, c’est que la club culture s’est défaite des normes héritées d’un monde qui n’a plus lieu d’être.

Plutôt que rédiger un récapitulatif redondant des sorties majeures, plutôt que d’encenser des disques que vous connaissez déjà, plutôt que de vous parler encore de Jam City, de PC Music ou de James Ferraro, je me propose ici de revenir sur quelques projets moins connus, peut être moins aboutis, qui m’ont marqués, que ce soit par leur fraicheur ou leur bizarrerie. Des mixtapes, des albums, des collages sonores qui, chacun à leur manière, ont contribué à donner forme aux musiques électroniques d’aujourd’hui. Voici donc mon récapitulatif, mon histoire alternative de cette genèse en quelques oeuvres commentées.

E+E – Bound Adam

Les collages sonore de Elysia Crampton ont depuis le milieu des années 2010 largement été salués par la critique, de Pitchfork à The Guardian. En 2011 pourtant, personne ne sait qui se cache derrière l’alias E+E. C’est un peu par hasard, probablement en scrollant mon feed Facebook, que je tombe sur cette étonnante vidéo. Un montage vidéo et sonore où pick-ups aux jantes chromées, fumée de pneus et woofers tremblants se superposent à des chants angéliques et à de longues plages harmoniques aux allures de white noise céleste. « The Totaled Angelica » m’apparaît alors comme l’un de ces trésors échoués de YouTube dont on ne connait ni la provenance ni l’intention. Un objet dont le mystère ne fait que renforcer l’aura. Mais qu’est cela ? Tout ici n’est que contraste, et c’est dans l’espace vacant entre l’image et le son que se joue la narration. À la force des images résiste la candeur vaporeuse de la musique. Le résultat est une pièce musicale à la fois onirique et cathartique, tachetée de sound design et de glitchs dont la présence rythme la narration.

Le travail de Elysia Crampton a souvent été comparé à une forme de poésie sonore où les objets se juxtaposent pour construire un langage à la signification abstraite. Bien que chaque séquence musicale semble vouloir dire quelque chose, rien n’est jamais réellement formulé. La beauté de la musique ne réside pas ici dans la perfection des compositions ou des arrangements mais dans le manque de sens, dans ce que Lévi-Strauss appellerait la flottance du signifiant. C’est dans l’ambiguïté sémantique que réside la magie de notre monde. Les œuvres de Crampton semblent suivre un fil narratif, mais celui n’est pourtant qu’à peine suggéré. C’est en essayant de l’interpréter que l’auditeur déconfit participe à l’écriture poétique des œuvres.

« The Totaled Angelica » est le premier morceau d’un projet intitulé Bound Adam, présenté par l’artiste comme « un poème spéculatif/ontologique à propos d’une relation avec une voiture ». C’est un regard émerveillé et dubitatif que Crampton porte sur le monde qui l’entoure, formulant une critique sublimante plutôt que acerbe. Ce projet n’est certainement pas le plus abouti de l’artiste. Il faudra attendre pour cela la sortie d’American Drift en 2015. Mais Bound Adam marque le début d’une nouvelle ère pour les musiques expérimentales, ou tout du moins ma rencontre avec un style, que le critique Adam Harper qualifiera avec justesse de « collages épiques ». Un genre à l’image d’Internet, fait d’une multitude de références, d’objets et de rencontres qui, de Chino Amobi à Why Be en passant par Total Freedom, a contribué à réinventer les musiques électroniques. Discours politique et abstraction sonore se rejoignent et, à travers d’invraisemblables assemblages de sons et de textures, la musique se met à poser des questions.

NGUZUNGUZU – The Perfect Lullaby

BANGING BELLS OF HELL de Total Freedom, publiée pour la première fois en 2006, a souvent été citée comme le point de départ du renouveau de la club music et de l’ère dite post-club. Cette mixtape est une sorte de manifeste cybergothique. Voix robotiques, chants grégoriens et rap de Memphis s’entremêlent, annonçant la décennie à venir. Les flammes de l’enfer remontent à la surface, les démons et autres créatures de l’ombre viennent danser avec nous.

Publiée en 2010 sur DIS Magazine, The Perfect Lullaby de Nguzunguzu se situe aux antipodes. La mixtape anticipe ce qui à mon sens constitue la seconde humeur la plus importante de la décennie : le rêve nostalgique, le sommeil refuge, la candeur éthérée, la dépression langoureuse et cotonneuse. Depuis le début de la décennie, cette couleur émotionnelle s’est emparée à la fois du rap, de la pop Internet, mais aussi d’une partie de la musique destinée aux clubs. De Yung lean, White Armor et Bladee à Palmistry, en passant par le Bala club ou Dinamarca, cette innocence positive qui se répète à elle-même de ne pas s’en faire car tout va se bien se passer s’est répandue, flirtant avec le style émo sans jamais tomber dans ses travers fatalistes.

En mariant les rythmiques chaloupées de la kizomba et du zouk avec la douceur de chanteuses telles que Brandy ou Ashanti, Asma Maroof et Daniel Pineda créent un cocktail de sensualité brumeux, chaleureux et nostalgique. Une musique lente, sensuelle et éthérée, faite pour danser et rêver. Les mélodies, composées en arpèges simples, ont quelque chose de lumineux, d’enveloppant, de rassurant. Les percussions chaloupées à la réverbération spacieuse portent avec légèreté la danse. Alors que l’esprit s’endort, le bassin reste en mouvement.

À une époque où l’essentiel de la musique de club, y compris celle du duo, semble engagée corps et âme dans une course effrénée à l’innovation rythmique, sacrifiant souvent la douceur des accords au profit de sonorités synthétiques mutantes, la mixtape de Nguzunguzu marche à contre-courant. Sa chaleur ouvre de nouveaux horizons. Moins pessimiste, peut être aussi moins masculine que le reste, le contre-discours tenu par Perfect Lullaby est une lettre d’amour à un continent musical alors peu considéré par l’intelligentsia des musiques électroniques. Un regard neuf, chargé de perspectives nouvelles, et qui semble suggérer que, peut être, l’herbe est plus verte ailleurs.

AYSHAY (aka FATIMA AL QADIRI) – Muslim Trance

Ayshay, « peu importe » en Arabe, est le premier alias de la productrice Fatima Al Qadiri. Comme son nom l’indique, Muslim Trance s’aventure dans les contrées sonores épineuses de la musique religieuse. Le projet est osé, et pour être honnête j’ai longuement hésité à l’inclure dans cette liste. Sorte de longue mixtape collage, il détourne des chants religieux sunnites et chiites pour les intégrer dans des compositions inspirées par la culture rave. Le domaine de la musique sacrée rejoint celui de la musique profane. L’acte est délicat.

En dehors des questions spirituelles, ce projet interroge en profondeur notre rapport à la culture, à notre culture, celle de l’emprunt et de la référence, mais aussi à celle de l’autre. En réalité, c’est le fondement même de mon sens esthétique que Muslim Trance a mis à mal. Est-il moral d’apprécier sans pour autant comprendre ? Comment aime-t-on et pour quelles raisons ? Car oui, malgré moi, et ce pendant des mois, ces voix m’ont obsédé. Ce qui pourrait se confondre avec un manifeste sonore politique n’en en réalité pas un. Interrogée sur ses intentions, Fatima Al Qadiri est restée plutôt évasive, multipliant les références à son enfance au Koweït et à la peur que lui inspiraient ces chants. La démarche de Fatima n’est pourtant pas naïve, mais plutôt intuitive, quasi instinctive.

Pour celui qui n’entend pas selon le prisme de la traditions et des dogmes religieux, ces voix ne sont que des voix. Des enregistrements digitaux, souvent doublés de réverbération, facilement trouvables en ligne. Internet a cette fâcheuse tendance à réduire les cultures à leur dimension esthétique, créant une proximité factice où la dimension plastique des choses voyage plus vite que leur sens. Il y a dans ce détournement, dans cette mise en relation d’éléments issus d’univers différents, voire opposés, quelque chose qui semble pourtant faire sens. Comme si au-delà de leur apparente contradiction, ces deux objets sonores, chants religieux d’un côté et musiques électroniques de danse de l’autre, poursuivaient une logique commune. J’éviterai de vous bassiner avec des lieux communs de teufeurs sur la transe, la musique et le sacré. Mais pour certaines raisons, ici, les choses semblent coller.

Ayshay retravaille les voix, les accélère, les filtre afin de les rendre moins « pures », moins sacrées. Dès leur conception, ces chants sont déjà engagés dans un processus de médiation technologique. Ils sont enregistrés, numérisés mais également retravaillés, parfois agrémentés d’autotune et de divers autres effets. La technologie est ici encore au service de la spiritualité. Ces chants à la perfection post-humaine sont ensuite accélérés, rendus plus bizarres par la productrice qui les double de claviers, de lignes de basses sommaires, rondes et épurées, et de percussions qui résonnent. Alors que la mixtape s’ouvre, la simplicité des productions ne semble pas importer. Le collage fonctionne.

KINDGOM – That Mystic EP

Kingdom n’est sûrement pas le nom le plus suprenant à voir figurer ici. Boss du label Fade To Mind aux côtés de Prince William, il est l’un des artisans les plus décisifs des musiques électroniques telles qu’elles existent aujourd’hui. En 2010 sortait sur Night Slugs un EP intitulé That Mystic, qui ne fait alors pas tellement parler de lui. Rendons donc à César ce qui lui revient. Les cinq titres cochent indéniablement la plupart des cases du cahier des charges du label britannique. Chaque morceau met en œuvre un certain nombre d’expérimentations rythmiques à la croisée des genres : UK funky, ballroom, grime, crunk, R&B. Un univers sonore transversal qui ne se limite pas à des jeux de structures et de pulsations mais propose une synthèse réussie entre club culture anglaise et américaine. Les percussions roulent, détonent, trébuchent, s’accompagnent de notes de clavier esseulées, et de samples coupés très fin. Le travail mélodique et le travail rythmique se confondent. Les basses sont profondes, compactes, anglaises au possible. Jusqu’ici rien d’extrêmement novateur : « Pang » et « Bust Broke » sont deux drum tracks façon Hessle Audio, « Seven Chirp » est un assemblage décousu de samples de R&B, dans la tradition des « refix » du grime au milieux des années 2000. Le réel intérêt de cet EP réside selon moi dans les deux morceaux restants, « That Mystic » et « Fogs ». Si vous êtes familiers du travail d’artistes tels que Iron Soul ou Low Deep, ces deux morceaux vous évoqueront sans doute quelque chose.

Kingdom s’inspire du sentimentalisme gothique et urbain du R&G pour imaginer la musique de demain. La première chose que l’on remarque est l’omniprésence de la voix, sous une multiplicité de formes. Sur « That Mystic », la moitié de la composition est produite à partir du même sample de Beyoncé, trituré, accéléré, dépitché, désaccordé, transformé en mantra vrombissant, en stab de clavier strident. Sur « Fogs », c’est un sample de Cassie qui, transformé en parcelle vocale répond à une boucle de synthétiseur tranchante comme un cutter laser. La boucle ressemble par ailleurs étrangement au violon de « When I’m Ere » de Roll Deep. Les cordes vocales abandonnent leurs enveloppes charnelles pour venir se greffer à des entités sonores cyborg. L’humain et le non-humain se croisent, se complètent, se font écho pour nous plonger dans un univers étrange et dérangeant. Le jeune chercheur Michael Waugh appelle cela le Queerisme Digital. Cette musique est d’une certaine manière l’antithèse de la soul. Désincarnée, la voix devient une sorte de matière magmatique protéiforme. Elle n’est plus ici le reflet pur d’une quelconque forme d’humanité mais, à l’inverse, entre en mutation pour questionner les conditions et les normes de celle-ci. Ce travail de la voix au prisme du beau et du bizarre est omniprésent au cours de la décennie, de Fade To Mind à Oneohtrix Point Never en passant par Holly Herndon et des dizaines d’autres. Il est l’un des dénominateur commun qui, au fil des années, a contribué à donner une certaine forme de cohésion à une décennie de musiques confuses et hétérodoxes.

À SUIVRE !

Un commentaire

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