La danse la plus triste du monde [vol.1]

Furniture Why Are We In Love
Premonition Records, 1983 – réédition Emotional Rescue, 2019
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Musique Journal -   La danse la plus triste du monde [vol.1]
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En ce mercredi matin, je cède ma place à Manon Torres, qui lorsqu’elle ne s’occupe pas du festival Sulfure ou du blog Sweet Thing I Watch You, prépare une thèse à l’EHESS. Elle nous parle d’une chanson très à part dans le répertoire d’un groupe venu de la périphérie blues de la new-wave.

Dans une interview sur sa résidence au Salon des Amateurs, ce club singulier de Düsseldorf, le DJ Vladimir Ivkovic affirmait son manque d’intérêt pour les sets homogènes de techno ou de house. Comme contre-pied, il prend l’exemple d’un morceau du groupe de new-wave Furniture, qu’il a vu faire pleurer des danseurs sur la piste. Après vérification, effectivement, « Why Are We In Love » de Furniture fait partie des chansons dont on sait à la première écoute qu’elles vont faire partie de nos all-time favorites. Des chansons qui donnent envie de poser le front à terre de gratitude.

Groupe anglais actif entre 1979 et 1991, Furniture était composé de Jim Irvin, Maya Gilder, Hamilton Lee, Larry N’Azone, Sally Still et Tim Whelan. Son histoire est marquée par des démêlés avec leurs différents labels, entre faillites et entraves juridiques, qui en font un groupe considéré comme particulièrement malchanceux. Par la suite, Jim Irvin et Sally Still vont poursuivre leur implication dans la musique comme journalistes pour le magazine Melody Maker et comme paroliers, un rôle de l’ombre au service de personnages aussi visibles que Lana Del Rey, Simple Plan ou David Guetta. Lee et Whelan intégreront quant à eux Transglobal Underground, collectif connu pour ses collages ethno-électroniques d’un goût variable.

Leurs trois albums et quelques EP contiennent leur lot de bonnes chansons. Aucune cependant n’a la tristesse suave et l’harmonie absolue de « Why Are We In Love ». Rien dans When The Boom Was On, le mini-album dont elle est extraite, n’a cette tonalité émotionnelle. Il y a en général quelque chose qui coince, une voix trop en avant, l’hypnotique qui devient irritant. Certes, ce sont souvent les aspérités, les bizarreries et les choses qui dépassent qui activent l’affection qu’on peut développer pour de la musique. Là non, là c’est la perfection. Une perfection qui tient au contraste entre une rythmique qui veut vous faire perdre la tête avec une persuasion caressante, sans brutalité, et une mélodie qui a mis toute la tristesse du monde dans une voix et une clarinette.

Le chœur interprété par Sally Still et Maya Gilder – selon toute vraisemblance – répète « Why Are We In Love » avec un découragement et une gravité fantomatique. Le synthétiseur décrit une boucle tempérée et abattue, avec une constance de grisaille qui défile par la fenêtre. Au-dessus, la clarinette volète par à-coups, légère et mélancolique à pleurer. À l’arrière-plan, la syncope de batterie fait comme un kick étouffé, une syncope qui, bien qu’organique, donne au morceau une accointance avec la musique électronique. Recouvrant cette pulsation, un bouquet de percussions rapides s’épanouit. Élément le plus singulier du morceau, cette ligne de percussions m’évoque les relectures de musiques traditionnelles qu’on connaît chez les musiciens de la Nòvia, qui s’inspirent notamment des musiques auvergnates. Elle rappelle la dimension entêtante des boucles de France, qui parviennent si bien à créer des conditions de transe (pendant leurs concerts soit je suis électrifiée, soit je m’endors).

D’autres chansons de Furniture déploient ce jeu percussif. C’est le cas de « Bullet« , dont « Why Are We In Love » pourrait être le prolongement, mais aussi de « Escape Into My Arms » et du joli « What The Fog Said« . Associé au saxophone, à la clarinette et à ces volées de piano qui surgissent comme une explosion, ce travail rythmique incarne le mélange de new-wave, post-punk, jazz et blues qui constitue la marque de fabrique du groupe. Et c’est sur « Why Are We In Love » qu’il est le plus beau : sans lancinance, mat, étouffé et doux comme une satanée caresse. Enfin, il y a le chant de Jim Irvin. Il y a quelque chose de glam dans ce chant. Souple, élastique, souvent au premier plan, sa voix jaillit et explore les différents éléments du morceau comme on bondirait d’escalier en escalier. Lorsqu’elle prend de la hauteur, en milieu de couplet, ses inflexions me labourent l’estomac.

La force de « Why Are We In Love » réside dans ce contraste entre la hauteur du sentiment et l’éclat chaloupé qui se dégage de l’ensemble. C’est comme si le désespoir veillait à ne pas être trop littéral. Comme si l’auteur des mots regardait sa vie en romantique goguenard, adossé contre un mur, dans un moment de lassitude. On s’aime mais ça ne marche pas, c’est quand même dommage. On reste à distance mais à la faveur de la nuit : « We sleepwalk back into each other’s hearts ». Allons donc danser pour honorer cette banale tragédie, semble inviter la chanson, enrobant sa fièvre dans un écrin de douceur organique. « The saddest dance in this world » selon un commentaire YouTube, auquel on ne donnera pas tort.

Un commentaire

  • RED ACIXY dit :

    Que dire de l’étrange familiarité qui se dégage à l’écoute de « Why Are We In Love » avec ce que proposera 13 ans plus tard Jay Jay Johanson ?

    Il faut également noter que l’autre EP de Furniture « On Broken Glass », exhumé également par Emotional Rescue, pourrait très bien intégrer la sélection proposée par Tim Lawrence dans « Life and Death on the New York Dance Floor 1980-83 », et ce malgré un décalage géographique et temporel (très léger).

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