Harry Mudie a arrangé les plus belles cordes de Jamaïque

Gladstone Anderson It May Sound Silly
Moodisc, 1972
Harry Mudie meets King Tubby In Dub Conference Vol. 1
Moodisc, 1976
John Holt Time is the Master
Cactus / Moodisc, 1975
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Musique Journal -   Harry Mudie a arrangé les plus belles cordes de Jamaïque
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Harry Mudie est censé être surnommé « le Phil Spector du reggae » mais je ne trouve finalement pas grand-chose attestant en ligne de ce sobriquet. Je l’avais lu à l’origine dans un article de The Wire sur King Tubby et ça m’avait intrigué, non que je sois un énorme admirateur du travail de Spector – que je ne connais même pas si bien que ça en dehors de ses tubes, à vrai dire –, mais parce que l’idée de faire jouer un orchestre à cordes sur des rythmiques reggae me paraissait hyper excitante. Je vous l’expliquais en septembre : j’ai toujours un peu de mal à me plonger dans la musique jamaïcaine originelle. Alors quand j’apprends qu’un artiste y ajoute un ingrédient inhabituel, je vais aussitôt voir ce que ça donne, et je peux vous dire qu’avec Harry Mudie je n’ai pas été déçu.

Mudie a produit des disques dans les années 60 et 70, principalement sur son label Moodisc, et avec son groupe Mudies All-Stars. À ma connaissance, il n’a jamais signé de gros tube, alors même que son travail faisait plus ou moins le crossover, et qu’il associait en tout cas aux bases jamaïcaines un sens de l’orchestration et de l’ornementation selon moi extrêmement séduisant. L’une de ses prods a néanmoins connu une certaine célébrité, et ça tombe bien puisque c’est sans doute la plus belle de toute sa discographie : il s’agit de « Mad Mad Ivy », signée pour et avec le pianiste Gladstone Anderson et samplée en 2009 par Kanye West, No I.D et Jeff Bhasker sur le fantastique titre « Already Home » de Jay-Z et Kid Cudi (dans The Blueprint 3). Ce morceau est bien plus qu’un simple reggae avec des cordes, c’est un miracle, un ver d’oreille vertueux qui fait dialoguer les cordes, donc, le piano de Gladstone et quelques flûtes avec une grâce incroyable, mais qui est aussi presque comique – on dirait un enfant bavard mais génialement drôle, qui tient le crachoir mais qu’on n’a pas envie de faire taire.

Mort en 2015, Anderson était un des collaborateurs majeurs de Mudie, et menait le groupe Glady’s All-Stars qui, selon ses différents clients-producteurs, pouvait changer de nom : avec Bunny Lee, la formation devenait ainsi les Aggrovators. En tout cas, son premier album It May Sound Silly rencontra un certain succès sur l’île et c’est en effet un disque merveilleux, doux et complexe, régi par une science de l’harmonie – voire du contrepoint – que je n’avais jamais entendue dans le reggae. Mais ça ne veut pas dire que « c’est mieux » que le reggae classique : ce qui est bien, d’ailleurs, c’est que ces arrangements n’ont jamais l’air prétentieux, ils s’adaptent au skank, ça en devient presque mignon, et d’ailleurs quand j’y pense le jeu de Gladstone comme l’écriture sonore de Mudie sont très très éloignés du côté très frontal et mobilisant du son de Spector, c’est même tout le contraire d’un wall of sound, d’un mur du son, c’est plutôt une clairière soul, une petite vallée fleurie et pas trop enclavée. Ces créatures musicales m’enchantent en y gambadant main dans la main.

Mudie a par ailleurs sorti une série de trois albums dub avec King Tubby, mais où l’on entend pas toujours ses cordes. C’est quand même excellent, et peut-être que Harry ne voulait pas être réduit à cette image d’arrangeur-orchestrateur à l’américaine. Ou peut-être que Tubby a aussi pioché des prods de Mudie datant de ses années pré-cordes, c’est-à-dire avant 1973 (et réunis sur l’anthologie Let Me Tell You Boy éditée par Trojan en 1988). Ou, alors, il ne lui a pas laissé le choix, qui sait, je n’ai pas accès aux livrets pour trouver une éventuelle réponse. Je recommande en tout cas le volume 1 en particulier, qui comporte plusieurs plages qui me font chavirer. « Full Dose of Dub », avec son riff et ses couleurs funk brumeuses à la « Inner City Blues » de Marvin Gaye, mutent spectaculairement sous le dub pour m’évoquer un peu Pansoul de Motorbass, mais c’est sûrement très subjectif. « Dub With A Difference » envoie direct les cordes mélodramatiques (au départ celles de « Love Is Gone » de John Holt, j’y reviens tout de suite) en zone de guerre percussive (il faut répéter à quel point cette musique peut être violente, pleine de mines anti-babyloniennes), « String Dub in Rema » est plus sereine, plus fun et plus ample, et puis il y la perle parmi les perles, un track qu’on peut écouter 200 fois de suite, tout simple mais plein de détails : « Heavy Duty Dub », avec une intro bien renfrognée à l’orgue, qui précède le drop le plus gentil, le plus enveloppant jamais entendu de toute l’histoire du downtempo. Bizarre, vraiment, que ce hit instrumental n’ait pas été un classique des compilations lounge ou des playlists « chill », il est tellement évident, il fait si activement du bien.

Pour revenir à des choses moins psychédéliques et plus chantées, il y a donc Time Is The Master, cet album de John Holt, ex-chanteur du groupe The Paragons, produit par Mudie qui, si j’en crois Wiki, connaissait là sa première expérience avec un orchestre. C’est un disque de reggae « tous publics », on sent que Holt n’est pas là pour faire de la politique ni du messianisme rasta, et qu’il est surtout un chanteur d’une finesse complètement dingue, éduqué à la soul autant qu’au reggae, dont la voix se pose délicatement sur les rythmiques surpuissantes de Mudie et ses zicos. On retrouve beaucoup de morceaux dont Gladstone Anderson et King Tubby feront ensuite des versions instrumentales, alors oui j’aurais pu commencer par vous parler de ça mais j’ai préféré vous amadouer en démarrant par des choses plus ou moins curieuses avant de vous emmener vers cette œuvre plus classique, quoique pas moins belle. Dédicace à « It May Sound Silly », repris par Gladstone, et qui donne vraiment tout ce qu’il a en matière de volutes qui volètent autour de nos têtes, on se croirait dans un Disney de la grande époque.

Si ce LP de John Holt vous plaît, je vous recommande aussi l’un des suivants, 1000 Volts, encore plus chargé en cordes mais cette fois-ci arrangé et conduit non par Mudie, mais par un Américain qui s’appelle Brian Rogers : le mec fait un boulot superbe, pour le coup très crossover mais néanmoins très respectueux du matériau de base. On peut aimer autant son travail que celui de Harry Mudie. Mais ça n’empêche que ce dernier a cette touche vacillante et presque lo-fi qui rend les disques présentés aujourd’hui totalement uniques à mes yeux.

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