J’ai le souvenir d’une scène de film, peut-être dans Un monde parfait de Clint Eastwood, mais pas sûr non plus, où le héros débarque dans une vieille maison sans croiser personne dedans, il voit juste un tourne-disques qui passe de la musique cajun. La chanson en question est en français de là-bas et à l’époque où j’avais vu ce film, je ne savais pas trop qu’il y avait eu des Français aux États-Unis, du coup ça m’avait fasciné de découvrir cette langue. Cette sensation d’entendre sa langue parlée avec un accent inconnu, qui semble à la fois venir d’un passé ignoré et d’un endroit où l’on ne l’attend pas, c’était fou, ça m’avait mis d’un seul coup en contact avec la notion très corporelle d’étrangeté familière, comme quand on croit reconnaître quelqu’un par erreur, ou qu’au contraire on ne reconnaît pas tout de suite quelqu’un.
À l’époque je n’avais pas pourtant tellement creusé ce sillon de la musique cajun, parce que la musique elle-même ne m’avait pas tant plu que ça quand j’avais emprunté un CD de zydeco à la médiathèque de Boulogne Billancourt (je salue au passage Alain, barbu sympathique et érudit dont la passion et la politique d’achats hyper YOLO ont été l’une des bases de mon éducation musicale) : c’était surtout le phénomène parlé qui m’avait stupéfait. Et puis des années après, j’ai redécouvert un peu de cette langue comprise mais inconnue en tombant d’abord sur la musique des Seychelles ou de la Réunion, où là aussi on parle et chante un français créole très peu familier à mes oreilles. La musique cette fois-ci m’a davantage enthousiasmé, notamment quand elle adapte les quadrilles bien français de l’Ancien régime, et ce, encore aujourd’hui alors que plus personne en métropole ne joue ni n’écoute ça. Et plus récemment, j’ai eu la chance de croiser ce volume de la grande anthologie de la musique traditionnelle française (chez Frémeaux & Associés, un label dont on pourrait passer des semaines à creuser le catalogue) consacré comme son nom l’indique aux Français d’Amérique. Comme d’autres anthologies sorties chez Frémeaux, le disque a la particularité de pouvoir s’écouter presque comme une vraie compilation plus que comme un recueil ethnomusicologique de chez Ocora, et puis surtout les chansons ici présentes utilisent des idiomes relativement bien connus, même hors des sphères trad et folk : les mélodies et les instruments (violon, accordéon, harmonica) évoquent forcément l’image que l’on se fait de la musique américaine “des origines”, on devine des échos du blues ou de la country, avec une dimension informelle, donc pas au sens “la grande histoire du rock’n’roll”, mais finalement très brut, très bonne franquette.
On entend donc ici, parmi ces captations réalisées entre 1928 et les années 70, du français québécois ou venu des provinces maritimes canadiennes, mais aussi du français, donc, tel qu’il était et est encore un peu parlé en Louisiane, dans le Maine, le Dakota du Nord ou le Wisconsin (ou là, pour rendre les choses encore plus bariolées, ses locuteurs sont aussi wallons). On rappelle que la musique francophone de Louisiane est née de la longue migration des Français canadiens (plus précisément acadiens), chassés par les Anglais aux XVIIIe siècle lors de l’épisode traumatique du “Grand Dérangement”, vers les bayous du sud américain. Ils s’y sont mêlés aux populations déjà elles-mêmes très mélangées (à la fois haïtiennes, créoles, espagnoles et amérindiennes) qui peuplaient l’État et la Nouvelle-Orléans. De cette rencontre a émergé un son à la fois fondé sur les traditions françaises (plus précisément de l’Ouest de la France dont venaient la plupart des migrants acadiens) mais aussi irlandaises ou anglais, et sur les pratiques africaines apportées par les esclaves. Ce sont donc des peuples arrachés à leurs terres d’origine puis à leurs terres d’adoption, qui pour apaiser leur maux chantent ensemble des chansons ou du moins s’empruntent mutuellement des idées de chansons. Cette musique littéralement métissée est très représentée sur les 27 titres de Français d’Amérique, aux côtés de choses venues, donc, du Canada ou de l’État limitrophe du Maine, interprétées avec un accent souvent très beau, en général très loin du stéréotype sonore qu’on se fait des inflexions québécoises.
Ça donne donc une musique parfois intime et secrète, chantée avec des mots dont on saisit le sens – même s’il y a tout de même, comme dans le folklore des régions françaises, tout un lexique vernaculaire qu’on ne capte pas sans lire les notes de pochettes disponibles ici – mais avec un signifiant qui groove selon des coordonnées tout à fait inédites pour nous Français. Et pour rajouter une couche de trouble dans le langage, plusieurs chansons présentées ici sont des versions alternatives de classiques incontournables de notre répertoire, à commencer par “À la claire fontaine” dont la chanteuse métisse et louisianaise Alma Barthélémy nous offre une interprétation aussi sublime que déstabilisante, avec une mélodie réécrite, c’est incroyable. Il y a également l’air de “Travailler c’est trop dur” sur “La fille aux oranges” de Caesar Vincent, avec son flow qui s’impose sans demander notre avis. J’ai aussi beaucoup aimé un titre instrumental, ou plutôt un titre vocal mais sans paroles, qui nous vient du Nouveau Brunswick et que performe une certaine Lederie Saint-Cœur, qui s’appelle “Reel turlutté”, la turlutte étant une technique de chant consistant à faire rouler la langue de différentes façons contre le palais (un “reel”, c’est une danse d’origine irlandaise dont on retrouve plusieurs déclinaisons sur l’anthologie). Un autre grand moment, c’est “Bonsoir Moreau” d’Alphonse “Bois Sec” Ardouin et Canfray Fontenot, deux musiciens noirs enregistrés à Basile en Louisiane, qui pourrait bien figurer sur le prochain volume de la compilation Spacelines de Sonic Boom. Mention spéciale aussi au “Reel à Joe Bibienne”, joué au violon par la fille de Joe, Delphine, et à l’harmonium par son amie Zélie-Anne Poirier (dont j’ai envie qu’on me dise que c’est la tante de Ghislain Poirier même si je sais le nom est très très commun au Canada) : le résultat est entêtant comme une sortie Roulé des années 30. Il y a aussi la voix profonde de Lawrence Keplin, chanteur anglophone du Dakota du Nord, de descendance amérindienne et française, qui ici chante, dans un français terriblement habité, des histoires de picole en famille (“C’est dans le premier jour de l’an”). Parmi les titres acapella mais moins déglingue, il y a une chanson du Nord de la France chantée par le Québécois Alphonse Morneau, ou encore un récit de brigandage d’un artiste de l’Ontario, Aldéric Perreault.
Il y a évidemment, comme souvent sur ces enregistrements folkloriques français, un aspect documentaire et affectif qui se mêle à l’expérience musicale. Ce qui est bien ici, c’est qu’on peut vraiment suivre grâce au livret le déroulement du CD comme celui d’un documentaire, avec les paroles et les descriptions des personnages, tout en découvrant toute une variété de registres – une critique de Trad Mag dit d’ailleurs que c’est un peu trop varié et donc très condensé, et qu’il existe visiblement une série de vrais documentaires exhaustifs intitulés “Le son des Français d’Amérique”, réalisés par le Québécois André Gladu et que j’irai donc chercher juste après avoir achevé cet article. En attendant, je vous invite donc à découvrir cette anthologie qui a l’immense mérite de nous rappeler la réalité de l’idée de francophonie, devenue un peu abstraite à force d’avoir été rabâchée par les institutions culturelles, et surtout de nous raconter l’histoire des peines et des souffrances de ces peuples francophones d’autrefois.