De loin, ça ressemble à n’importe quel morceau tiré des compilations Thunderdome. De près, à un soir de carnaval localisé entre Ostende et Boulogne-sur-Mer où rient de jeunes couples déjà vieillis par le travail manuel et le vote FN. Vous vous dites – à raison – : c’est du hardstyle. Sauf que non.
D’un coup, après l’anévrisme de kicks dont la seule volonté semble être celle de piétiner votre crâne afin de le soumettre à l’obéissance, une voix arrive, cutée, répétée, puis syncopée, et alors qu’un certain nombre d’images mentales s’additionnent déjà dans votre cerveau gauche – plages de graviers désertes, femmes battues, bagarres sordides à coups de Jupiler payées à crédit – , vous réalisez : non en fait, ça groove. Puis : OK, je capte rien. Puis : tiens, c’est de très mauvais goût, peut-être est-ce américain ? Et enfin : ça arrache.
Vous êtes en réalité en train d’écouter de la hard house, variante extrémiste et dégénérée d’une musique dont l’ethos originel était, je le rappelle, de recréer un paradise lost dans le club en y cultivant un mode de vie hédoniste et libérateur. Vous découvrez une scène composée de quelque cinq cent (mille ?) Latino-Américains, tous aristocrates du funk évoluant entre Chicago, Miami et Los Angeles. Leur volonté ? Vous abrutir par l’enthousiasme et vous galvaniser par la danse. Là où la techno hardcore s’imaginait subjuguer l’auditeur en une démonstration de force souvent grotesque et invariablement liée à la prise de drogues, la hard house met l’accent sur le plaisir intégral, le fun exubérant, l’amusement sincère de la stupidité sans second degré.
Comme il n’existe à proprement parler pas d’historiographie de la hard house – aucun article universitaire bien sûr, mais aussi très peu de matériel journalistique sur le sujet, à peine quelques blogs et cette vidéo riche en références mais plus avare en infos, animée par deux DJ ayant la particularité d’être assis derrière leurs platines – , je me dois de présenter le truc avec les moyens du bord. Pour faire simple, comme son nom l’indique, il s’agit d’une version « dure » de la house de Chicago dans sa variété la plus virile, ghetto et disons, à tendance franchement hétérosexuelle. Dans le temps, les grandes heures du style se situent, comme la ghetto house, entre 1993 et la fin de la décennie 90. Underground Construction, le label dont il est question ici, a d’ailleurs commencé par publier des maxis de ghetto house conventionnels avant de s’orienter vers un type de sorties plus particulier. On remarque, au travers des titres, nombre de références à la techno de Detroit (là encore, dans sa version la plus épaisse), au hip-hop et encore plus de nods à une autre scène underground à large composante hispanophone : la Miami bass. Mais les producteurs de hard house s’insèrent surtout volontairement dans l’historicité traditionnelle de la house de Chicago, voire dans une acception assez conservatrice de celle-ci en en reprenant les traits suivants : utilisation de samples déjà utilisés dans de gros classiques du genre, valorisation de l’artisanat lo-fi, refus de la personnification des acteurs, revendication de l’anonymat, etc.
Partant, il est plutôt triste de constater que cette variante dévouée et honnête – quoique certes, un peu débile – de la musique électronique n’ait jamais réussi à outrepasser les frontières terrestres et mentales de son public originel : la working class chicagoane et surtout, les enfants de travailleurs mexicains, cubains ou portoricains exilés au Nord. On peut néanmoins parier sur un mépris social typique des auditeurs de house et de techno d’il y a vingt ans devant une musique qui niait en bloc l’intégralité de ce qu’était censé être la club-music de qualité en ce qu’elle n’affichait aucun lien avec les musiques avant-gardistes du second XXe siècle, qu’elle ne présentait pas de connexion évidente avec les revendications des communautés homosexuelles, et n’entretenait à peu près aucun rapport avec l’histoire européenne des clubs ou des raves. Tout en elle n’était que vie en vase clos, éloignement géographique, et bien sûr, esthétique sonore plus ou moins aberrante.
Devant le peu d’intérêt montré par l’intelligentsia internationale de la dance music, la quasi-totalité des productions de hard house de qualité s’est donc retranchée sur elle-même et concentrée principalement sur deux labels, Aqua Boogie à Los Angeles et surtout, Underground Construction à Chicago. Les morceaux que j’ai sélectionnés sont tous parus sur ce dernier, illustre maison tenue d’une main ferme par DJ Attack et que l’on pourrait définir comme le pendant hard house du mythique label de ghetto house Dance Mania.
Steve “Spinnin” Santoyo – Break Down
Morceau archétypal du genre, « Break Down » contient l’essentiel de tout morceau hard house digne et mongoloïde : immédiateté fonctionnelle du tool house (le morceau part au bout de dix secondes, aboutit à sa version définitive à 30”), kick monstrueux, sample vocal à vocation entraînante accéléré puis mis en boucle à l’infini, stabs déraisonnables et bien sûr, nickname de l’artiste évoquant sa pratique de la fiesta en tant que mode de vie. L’enfant de Porto Rico Santoyo aura modestement spinné de 1996 (date de son premier maxi, d’où ce morceau est extrait) à 1999, enchaînant productions bâclées quoiqu’attachantes et classiques intemporels (notamment sur Greedy Records, autre label hard house basé à Los Angeles). On peut aussi retenir l’excellent EP Traxx Made in Da Hood et Pure Energy, maxi en forme de déclaration d’amour à la vigueur festive.
DJ Trajic – Show Me Your Face (Bitch Mix)
En introduction à son très bon « Originators » mix pour FACT, Carlos Gomez dit DJ Trajic donne une définition de la hard house en des termes faisant montre d’une grande honnêteté intellectuelle : « C’est de la house mais plus hard [rires]. On n’y trouve pas les mélodies ou les accords de la house : il y a plus de kicks, plus de samples, plus de fun et surtout, plus de crade. » Tels sont les mots savants de celui que Discogs nomme à raison « pionnier » de la scène, et qu’on peut retrouver sur Facebook faisant le V de victoire avec les doigts devant un auditoire conquis. Les morceaux de Trajic sont souvent plus lents que la majorité des sorties Underground Construction, écho à sa passion pour la Miami bass (écoutez son autre morceau culte « All Men R Dogz ») et à ses premières productions hip-house et rap. Quant au « Bitch Mix » ici en question, c’est une œuvre d’une grande beauté revenant sur plusieurs des thèmes fétiches de Trajic : la fellation en tant qu’aboutissement logique de toute relation interpersonnelle et l’idée de domination masculine sans partage dans un monde de plus en plus tolérant vis-à-vis du beau sexe.
Alanis, au contraire d’une majorité de ses confrères d’UC, s’est illustré dans divers sous-genres de musique électronique à travers sa longue carrière, et le maxi Floor Essentials Vol.1 d’où est extrait « Steam Roller » compte à lui seul un morceau de hard house décérébrée – que vous pouvez écouter ci-dessus –, un excellent morceau downtempo-mais-dur, un track techno pas super inspiré et une abomination hardtek manifestement produite par un autre mec nommé Halo Varga. On a donc affaire à un « touche-à-tout » du hood, dont je peux vous recommander au moins la première page de ses sorties listées sur Discogs. Dernièrement, Alanis sortait des maxis de techno impersonnelle bien glauques, destinés aux quadragénaires de la taz nation.
Preuve de l’œuvre liquide et toujours changeante des producteurs de Chicago house, L&B Project était un duo composé de Terry Baldwin, producteur afro-américain plus connu en tant que « Housemaster » Baldwin et auteur de tracks jackin’ house tout à fait traditionnels à la fin des années 1980, et de William LaTour, sympathique rustaud blanc s’étant fait notamment remarquer, au même moment, pour avoir écrit et interprété un morceau de house-pop sexy particulièrement explicite sur la bande originale du Basic Instinct de Paul Verhoeven : le fameux « Blue », par ailleurs un classique de DJ Sex Toy. Ici toutefois, pas de ligne acide respectable ni de propositions suaves chuchotées à demi-mot, mais un gros coup de barre à mine certifié Chicago Cubs, soit tout ce qu’il y a de plus terre à terre avec, clou de spectacle grand-guignolesque, un vocal hystérique par-dessus.
DJ Kevin Hasltead – Hands in Da Air
Légende de l’Illinois décédée en 2008, Kevin Halstead aka Dance Works! incarne ce que la hard house peut être lorsqu’on la pousse dans ses retranchements les plus bro. Je dis ça bien entendu parce qu’il est Blanc et que c’est une vanne facile à même de faire rire le plus grand nombre sans embarrasser quiconque, mais aussi parce qu’il faut bien reconnaître sa patte bien épaisse (même pour un style de musique déjà très consistant), parfois presque ouvertement gabber – on peut d’ailleurs voir certaines similitudes entre les deux styles, notamment dans les kicks. Ça groove, certes, mais on est clairement dans un face-à-face direct avec la viande de bœuf. Cependant, même, avec son physique de running back et ses drums ultraviolents, Halstead arrivait à imprimer un sentiment de plaisir collectif à travers ses morceaux, dans une logique de dépense physique virile, presque « sports co », voire militaire. Ça transpirait sévère, ça puait même un peu, mais en accord avec la sincérité hard house ça restait toujours 100% POSITIF.