Je n’avais pas trop suivi la vague moombahton quand elle était arrivée au début des années 2010. Je me rappelle juste qu’elle mixait sonorités house « big room » et rythmiques caribéennes sur des tempos à mi-chemin entre les deux genres. Mais aussi qu’elle se caractérisait par sa nature proprement « globale », puisqu’elle était née par accident à Washington DC, un soir que le DJ Dave Nada avait décidé de ralentir des morceaux de dutch house pour se caler sur les BPM des sons reggaeton et bachata joués par le DJ qui le précédait. Ce nouveau style transcontinental s’était donc logiquement propagé à travers le monde, d’abord via des compilations fondatrices réalisées par Diplo, puis sous une forme plus cauchemardesque en s’imposant à grande échelle comme la bande-son des bars de plage. Après avoir au passage infusé le mainstream (de la K pop à Justin Bieber), le phénomène moombahton a périclité assez rapidement (à part dans les bars de plage, donc), pour finalement laisser un goût assez insipide dans l’histoire de la club music.
Mais l’an dernier, j’ai découvert un nouveau genre, né en Polynésie française : le Deck. Et là j’ai compris que quelques irréductibles n’avaient jamais lâché le dossier moombahton. Mieux, une foule de jeunes artistes tahitiens en ont élaboré une déclinaison complètement folle : une version ralentie à l’extrême, où la pompe dembow (la rythmique historique du reggaeton, voir Audimat numéros 15 et 16) sonne comme de la Makina – voire comme du Donk – que l’on jouerait à la moitié de sa vitesse originale.
Puisque les services financiers de Musique Journal n’ont pas encore eu l’élégance de me payer un billet pour Tahiti afin d’y explorer in vivo les manifestations du deck, je vais devoir me contenter de vous en proposer pour l’instant une cyber-introduction, forcément à distance.
Et c’est un peu dommage, car j’ai pu comprendre que c’est à des formes autant sonores que chorégraphiques que correspond le terme « deck », ce « moombahton hardcore » tout en variations. Le groupe français QuinzeQuinze, dont plusieurs membres sont originaires de Polynésie française, a consacré deux mixes au genre sur NTS et en préambule de la sélection cite ainsi plusieurs danses spécifiques : le dugz, le tubz, le kawash. Aussi surprenant que cela puisse paraître pour un jeune métropolitain connecté, il est difficile d’en apprendre beaucoup sur cette scène, malgré le fait que le tag #OriDeck (le nom de la principale danse liée au genre) compte des millions de vues sur TikTok. La seule occurrence que l’on puisse trouver vient d’un média local l’évoquant sur le mode du fait divers : le deck se danse et s’écoute toute la nuit lors de rassemblements dédiés. D’abord phénomène localisé dans la ville de Papara, et précisément au Pont de l’Est, on l’entend désormais sur la plage, craché par des enceintes portables ou des voitures avec des grosses sonos (qu’on appelle les « car bass »), et on danse à s’en déboîter les hanches sur les terrasses en caillebotis des snacks de plage, fermés pour la nuit : ce sont ces endroits que l’on appelle dans le langage courant les decks.
À la vue des yeux ronds qu’on réservait aux danseurs en 2016, le deck a pu un temps passer pour un phénomène marginal. Je vous conseille par exemple de regarder cette vidéo qui me laisse un peu au bord de la route : il y a de quoi rester perplexe face cette danse de « jeunes » (voire très jeunes, puisque d’autres vidéos sont tournées devant des collèges), au moins autant qu’à l’apparition de la tecktonik, à laquelle je pense notamment puisqu’on y retrouve les mêmes moulinets de bras. Il y a aussi quelque chose qui rappelle une danse cybergoth où l’on aurait troqué dreadlocks et guêtres pour sac à dos et casquette.
En musique, et notamment en dance music, une idée reçue assimile extrémisme et haut bpm, comme si l’intensité d’un morceau allait de pair avec sa vitesse. Ce stéréotype se trouve contredit par le deck, et c’est en cela qu’il est si fascinant à mes yeux : j’ai rarement entendu une musique à la fois aussi lente et aussi mobilisante. Les sons renvoient plutôt, comme je le disais plus haut, aux sonorités de la Makina et on entend d’ailleurs dans les mixes de QuinzeQuinze pour NTS des références directes au genre – notamment à la seizième minute du premier set, avec un long sample du classique « Alarma ».
Déflagration, bruits de ressort ou de tôle malmenée, certains samples sont tellement distordus et compressés que cela confine au sound design – ou, au choix, à la dubstep (ndlr : on établit ici que la dubstep est la version bro EDM du dubstep anglais). Les deux choses me laissent en général de marbre, mais deviennent soudain excitantes, transcendées par ce mix. J’étais évidemment ravi de découvrir un genre nouveau, mais encore plus que celui-ci soit aussi abusé. DMKE, Volcom Nox ou Maxtone, les producteurs les plus prolifiques, mais aussi des dizaines d’autres, interagissent sur Soundcloud, poussant chaque jour le bouchon un peu plus loin. Le phénomène n’est pas tout récent : certaines pages font remonter l’invention de la danse à 2013, et on trouve des morceaux postés sur Soundcloud dès 2015.
Les échanges avec les autres îles (surtout océaniennes) semblent privilégiés. La Nouvelle-Calédonie d’abord : on voit tellement les préfixes 987 (préfecture de Tahiti) et 687 (préfecture de Nouméa) se mélanger sur les pages Soundcloud que certains producteurs se revendiquent du X87. Une émulation qui rappelle la compétition entre Martinique et Guadeloupe, territoires ultramarins situés à des milliers de kilomètres de là (et qui n’ont pas la même autonomie administrative), mais connectés à Tahiti via une pléthore de remixes deck de Shatta (la version antillaise du dancehall). Le remix deck est aussi courant dans les sets que les productions originales : comme pour beaucoup d’autres genres contemporains, chaque hit trouve sa version deck sur l’île. Il y a toujours un producteur plus ou moins connu pour tenter sa version de PNL, de Damso ou bien de Pierpoljak (accrochez-vous). Tant que PNL, Damso ou Pierpoljak ne se lancent pas dans le deck, le genre a de beaux jours devant lui.
Crédits photo : Page Facebook Orideck